Выбрать главу

Le Czar, je le dis à sa louange, céda; mais par vengeance contre l'esprit indépendant de l'aristocratie moscovite, il fit de Pétersbourg non un simple port sur la mer Baltique, mais la ville que nous voyons.

«Nicolas,» ajouta le prince K***, «n'eût pas cédé; il eût envoyé le boyard et son fils aux mines, et déclaré, par un ukase conçu dans les termes légaux, que ni le père ni le fils ne pourraient avoir d'enfants; peut-être aurait-il décrété que le père n'avait point été marié; il se passe de ces choses en Russie assez fréquemment encore, et ce qui prouve qu'il est toujours permis de les faire, c'est qu'il est défendu de les raconter.»

Quoi qu'il en soit, l'orgueil du noble Moscovite donne parfaitement l'idée de la singulière combinaison dont est sortie la société russe actuelle: ce composé monstrueux des minuties de Bysance et de la férocité de la horde, cette lutte de l'étiquette du Bas-Empire et des vertus sauvages de l'Asie a produit le prodigieux État que l'Europe voit aujourd'hui debout, et dont elle ressentira peut-être demain l'influence sans pouvoir en comprendre les ressorts.

Vous venez d'assister à l'humiliation du pouvoir arbitraire, bravé de front par l'aristocratie. Ce fait et bien d'autres m'autorisent à soutenir que l'aristocratie est ce qu'il y a de plus opposé au despotisme d'un seul, à l'autocratie; l'âme de l'aristocratie est l'orgueil, tandis que le génie de la démocratie est l'envie. Vous allez voir combien un autocrate est facile à tromper.

Ce matin nous avons passé devant Revel. La vue de cette terre, qui n'est russe que depuis assez peu de temps, nous a rappelé le grand nom de Charles XII et la bataille de Narva. Dans cette bataille mourut un Français, le prince de Croï, qui combattait pour le Roi de Suède. On porta son corps à Revel, où il ne put être enterré, parce que pendant la campagne il avait contracté des dettes dans cette province, et qu'il ne laissait pas de quoi les acquitter. D'après une ancienne loi, ou plutôt une coutume du pays, on déposa son corps dans l'église de Revel, en attendant que les héritiers pussent satisfaire les créanciers.

Ce cadavre est encore aujourd'hui dans la même église, où il fut déposé il y a plus de cent ans.

Le capital de la dette primitive s'est augmenté d'abord des intérêts, puis de la somme destinée chaque jour à l'entretien du corps, très-mal entretenu. La créance principale, les frais et les intérêts accumulés ont produit une dette totale si énorme, qu'il est peu de fortunes aujourd'hui qui pourraient suffire à l'acquitter.

Or, il y a une vingtaine d'années que l'Empereur Alexandre passait par Revel; en visitant l'église principale de cette ville, il aperçoit le cadavre, et se récrie contre ce hideux spectacle: on lui conte l'histoire du prince de Croï; il ordonne que le corps soit mis en terre le lendemain, et l'église purifiée.

Le lendemain l'Empereur part et le corps du prince de Croï est porté au cimetière; à la vérité le surlendemain il était replacé dans l'église à l'endroit même où l'avait laissé l'Empereur.

S'il n'y a pas de justice en Russie, vous voyez qu'il y a des habitudes plus fortes que la loi suprême.

Ce qui m'a le plus amusé pendant cette trop courte traversée, c'est que je me suis vu sans cesse obligé de justifier la Russie contre le prince K***. Ce parti que j'ai pris sans aucun calcul, uniquement pour obéir à mon instinct d'équité, m'a valu la bienveillance de tous les Russes qui nous entendent causer. La sincérité des jugements que cet aimable prince K*** porte sur son pays me prouve au moins qu'en Russie quelqu'un peut avoir son franc parler. Quand je lui dis cela, il me répond qu'il n'est pas Russe!! Singulière prétention!… Russe ou étranger, il dit ce qu'il pense, parce qu'il a occupé de grands emplois, dissipé deux fortunes, usé la faveur de plusieurs souverains, parce qu'il est vieux, malade et particulièrement protégé par une personne de la famille impériale qui sait trop bien ce que c'est que l'esprit pour le craindre. D'ailleurs pour éviter la Sibérie il prétend qu'il écrit des Mémoires, et qu'à mesure qu'il termine un volume il le dépose en France. L'Empereur craint la publicité comme la Russie craint l'Empereur. Je ne cesse d'écouter le prince K*** avec l'intérêt qu'il mérite; je le trouve un homme des plus intéressants dans la conversation; mais j'appelle souvent de ses arrêts.

Je suis frappé de l'excessive inquiétude des Russes à l'égard du jugement qu'un étranger pourrait porter sur eux; on ne saurait montrer moins d'indépendance; l'impression que leur pays doit produire sur l'esprit d'un voyageur les préoccupe sans cesse. Où en seraient les Allemands, les Anglais, les Français, tous les peuples de l'Europe, s'ils se laissaient aller à tant de puérilité? Si les épigrammes du prince K*** révoltent ses compatriotes, c'est bien moins parce qu'elles blessent en eux une affection sérieuse, qu'à cause de l'influence qu'elles peuvent exercer sur moi qui suis un homme important à leurs yeux, parce qu'on leur a dit que j'écrivais mes voyages.

«N'allez pas vous laisser prévenir contre la Russie par ce mauvais Russe, n'écrivez pas sous l'impression de ses mensonges, c'est pour faire de l'esprit français à nos dépens qu'il parle comme vous l'entendez parler; mais, au fond, il ne pense pas un mot de ce qu'il vous dit.»

Voilà ce qu'on me répète tout bas dix fois le jour. Ma pensée est comme un trésor où chacun ne croit le droit de puiser à son profit; aussi je sens mes pauvres idées se brouiller, et à la fin de la journée je doute moi-même de mon opinion: c'est ce qui plaît aux Russes; quand nous ne savons plus que dire ni que penser de leur pays ils triomphent.

Il me semble qu'ils se résigneraient à être effectivement plus mauvais et plus barbares qu'ils ne sont, pourvu qu'on les crût meilleurs et plus civilisés. Je n'aime pas les esprits disposés à faire si bon marché de la vérité; la civilisation n'est point une mode, une ruse, c'est une force qui a son résultat, une racine qui pousse sa tige, produit sa fleur et porte son fruit.

«Du moins vous ne nous appellerez pas les barbares du Nord, comme font vos compatriotes…» Voilà ce qu'on me dit chaque fois qu'on me voit amusé ou touché de quelque récit intéressant, de quelque mélodie nationale, de quelque beau trait de patriotisme, de quelque sentiment noble et poétique attribué à un Russe.

Moi je réponds à toutes ces craintes par des compliments insignifiants; mais je pense tout bas que j'aimerais mieux les barbares du Nord que les singes du Midi.

Il y a des remèdes à la sauvagerie primitive, il n'y en a point à la manie de paraître ce qu'on n'est pas.

Une espèce de savant russe, un grammairien, traducteur de plusieurs ouvrages allemands, professeur à je ne sais quel collége, s'est approché de moi le plus qu'il a pu pendant ce voyage. Il vient de parcourir l'Europe, et retourne en Russie plein de zèle, dit-il, pour y propager ce qu'il y a de bon dans les idées modernes des peuples de l'Occident. La liberté de ses discours m'a paru suspecte; ce n'est pas le luxe d'indépendance du prince K***, c'est un libéralisme étudié et calculé pour faire parler les autres. J'ai pensé qu'il devait toujours se rencontrer quelque savant de cette espèce aux approches de la Russie, dans les auberges de Lubeck, sur les bateaux à vapeur, et même au Havre, qui, grâce à la navigation de la mer du Nord et de la mer Baltique, devient frontière moscovite.