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Cette dame a un fils embarqué en ce moment sur le malencontreux vaisseau. Très-inquiète, elle allait s'évanouir encore une fois comme elle avait fait la veille lors de l'accident arrivé à la machine de notre bâtiment; mais elle fut rassurée à temps par le gouverneur de Kronstadt qui vint lui donner de bonnes nouvelles.

Les Russes me répètent sans cesse qu'il faut passer au moins deux ans en Russie avant de se permettre de juger leur pays, le plus difficile de la terre à définir.

Mais si la prudence, la patience sont des vertus nécessaires aux voyageurs savants, ou à ceux qui aspirent à la gloire de produire des ouvrages difficiles, moi qui crains ce qui a donné de la peine à écrire parce que cela en donne à lire, je suis résolu à ne pas faire d'un journal un travail. Jusqu'à présent je n'écris que pour vous et pour moi.

J'avais peur de la douane russe, mais on m'assure que mon écritoire sera respectée. Au surplus, pour peindre la Russie telle que je l'entrevois du premier coup d'œil et pour tout dire selon mon habitude, sans égard aux inconvénients de ma sincérité, je prévois qu'il faudrait casser bien des vitres… je n'en casserai je crois aucunes, la paresse remportera.

Rien n'est triste comme la nature aux approches de Pétersbourg; à mesure qu'on s'enfonce dans le golfe, la marécageuse Ingrie qui va toujours s'aplatissant, finit par se réduire à une petite ligne tremblotante tirée entre le ciel et la mer; cette ligne c'est la Russie… c'est-à-dire une lande humide, basse et parsemée à perte de vue de bouleaux qui ont l'air pauvres et malheureux. Ce paysage uni, vide, sans accidents, sans couleur, sans bornes et pourtant sans grandeur, est tout juste assez éclairé pour être visible. Ici la terre grise est bien digne du pâle soleil qui l'éclaire, non d'en haut, mais de côté, presque d'en bas: tant ses rayons obliques forment un angle aigu avec la surface de ce sol, disgracié du créateur. En Russie, les plus beaux jours de l'année sont bleuâtres. Si les nuits ont une clarté qui étonne, les jours conservent une obscurité qui attriste.

Kronstadt avec sa forêt de mâts, ses substructions et ses remparts de granit, interrompt noblement la monotone rêverie du pèlerin qui vient comme moi demander des tableaux à cette terre ingrate. Je n'ai rencontré aux approches d'aucune grande ville rien d'aussi triste que les bords de la Néva. La campagne de Rome est un désert: mais que d'accidents pittoresques, que de souvenirs, que de lumière, que de feu, de poésie: si vous me passiez le mot, je dirais que de passion animent cette terre biblique! Avant Pétersbourg, on traverse un désert d'eau encadré par un désert de tourbe: mers, côtes, ciel, tout se confond, c'est une glace, mais si terne, si morne qu'on dirait que le cristal n'en est point étamé; cela ne reflète rien. Sur la mer les beaux vaisseaux de guerre impériaux destinés à pourrir sans avoir combattu, me poursuivaient comme un rêve. Dans leur idiome si poétique dès qu'il peint les scènes maritimes, les Anglais appellent un vaisseau de la marine royale; un homme de guerre. Jamais les Russes ne dénommeront de la sorte leurs bâtiments de parade. Muets esclaves d'un maître capricieux, courtisans de bois, ces pauvres hommes de cour, fidèle emblème des eunuques du sérail, sont les invalides de la marine impériale.

Loin de m'inspirer l'admiration qu'on attend ici de moi, cette improvisation despotique, cette marine inutile me cause une sorte de peur: non la peur de la guerre, celle de la tyrannie… Elle me retrace tout ce qu'il y avait d'inhumanité dans le cœur de Pierre Ier, le type de tous les souverains russes, anciens et modernes,… et je me dis: où vais-je? qu'est-ce que la Russie? La Russie: c'est un pays où l'on peut faire les plus grandes choses pour le plus mince résultat!!.. N'y allons pas!..

Quelques misérables barques, dirigées par des pêcheurs sales comme des Esquimaux, quelques bateaux employés à remorquer de longs trains de bois de construction destinés à la marine impériale, quelques paquebots à vapeur, pour la plupart construits et conduits par des étrangers: voilà tout ce qui égayait la scène; aussi rien ne m'empêchait de m'enfoncer dans mon humeur morose.

Telles sont les approches de Pétersbourg; tout ce qu'il y avait dans le choix de ce site de contraire aux vues de la nature, aux besoins réels d'un grand peuple, a donc passé devant l'esprit de Pierre-le-Grand sans le frapper? La mer à tout prix: voilà ce qu'il disait!!… Bizarre idée pour un Russe que celle de fonder la capitale de l'Empire des Slaves chez les Finois, contre les Suédois! Pierre-le-Grand eut beau dire qu'il ne voulait que donner un port à la Russie, s'il avait le génie qu'on lui prête, il devait pressentir la portée de son œuvre, et quant à moi je ne doute pas qu'il ne l'ait pressentie. La politique, et je le crains bien, les vengeances d'amour-propre du Czar irrité par l'indépendance des vieux Moscovites, ont fait les destinées de la Russie moderne.

La Russie est comme un homme plein de vigueur qui étouffe; elle manque de débouchés. Pierre Ier lui en avait promis, mais sans s'apercevoir qu'une mer nécessairement fermée huit mois de l'année n'est pas ce que sont les autres mers. Mais les noms sont tout pour les Russes. Les efforts de Pierre Ier, de ses sujets et de ses successeurs, tout étonnants qu'ils sont, n'ont produit qu'une ville difficile à habiter, à laquelle la Néva dispute son sol à chaque coup de vent qui part du golfe, et d'où les hommes pensent à fuir à chaque pas que la guerre leur permet de faire vers le Midi. Pour un bivouac, des quais de granit étaient de trop.

Les Finois, près desquels les Russes sont allés bâtir leur capitale, sont Scythes d'origine; c'est un peuple presque païen encore; vrais habitants du sol de Pétersbourg, ils sont encore tellement sauvages, que ce n'est qu'en 1836 qu'a paru l'ukase qui oblige le prêtre à joindre un nom de famille au nom de saint qu'il donne à l'enfant qu'il baptise. Où la famille n'existe pas, à quoi sert de la désigner?

Cette race est sans physionomie; elle a le milieu du visage aplati; ce qui rend ses traits difformes. Ces hommes laids, sales, sont, m'a-t-on dit, assez forts; ils n'en paraissent pas moins chétifs, petits et pauvres. Quoiqu'ils soient les indigènes, on en voit peu à Pétersbourg, ils habitent aux environs dans des campagnes marécageuses et sur des côtes granitiques, mais peu élevées; ce n'est guère qu'aux jours de marché qu'ils viennent dans la ville.

Kronstadt est une île très-plate au milieu du golfe de Finlande: cette forteresse aquatique ne s'élève au-dessus de la mer que tout juste assez pour en défendre la navigation aux vaisseaux ennemis qui voudraient attaquer Pétersbourg. Ses cachots, ses fondations, sa force sont en grande partie sous l'eau. L'artillerie dont elle est munie est disposée, disent les Russes, avec beaucoup d'art; dans une décharge chaque coup porterait, et la mer tout entière serait labourée comme une terre émiettée par le soc et la herse: grâce à cette grêle de boulets qu'un ordre de l'Empereur peut faire pleuvoir à volonté sur l'ennemi, la place passe pour imprenable. J'ignore si ses canons peuvent fermer les deux passes du golfe; les Russes qui pourraient m'instruire ne le voudraient pas. Pour répondre à cette question, il faudrait calculer la portée et la direction des boulets, et sonder la profondeur des deux détroits. Mon expérience, quoique de fraîche date, m'a déjà enseigné à me défier des rodomontades et des exagérations inspirées aux Russes par un excès de zèle pour le service de leur maître. Cet orgueil national ne me paraîtrait tolérable que chez un peuple libre. Quand on se montre fier par flatterie, la cause me fait haïr l'effet; tant de gloriole n'est que de la peur, me dis-je; tant de hauteur qu'une bassesse ingénieusement déguisée. Cette découverte me rend hostile.