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En France comme en Russie, j'ai rencontré deux espèces de Russes de salons: ceux dont la prudence s'accorde avec l'amour-propre pour louer leur pays à outrance, et ceux qui, voulant se donner l'air plus élégant, plus civilisé, affectent soit un profond dédain, soit une excessive modestie chaque fois qu'ils parlent de la Russie. Jusqu'à présent je n'ai été dupe ni des uns ni des autres; mais j'aimerais à trouver une troisième espèce, celle des Russes tout simples; je la cherche.

Nous sommes arrivés à Kronstadt vers l'aube d'un de ces jours sans fin comme sans commencement, que je me lasse de décrire, mais que je ne me lasse pas d'admirer, c'est-à-dire à minuit et demi. La saison de ces longs jours est courte, déjà elle touche à son terme.

Nous avons jeté l'ancre devant la forteresse silencieuse; mais il fallut attendre longtemps le réveil d'une armée d'employés qui venaient à notre bord les uns après les autres: commissaires de police, directeurs, sous-directeurs de la douane, et enfin le gouverneur de la douane lui-même; cet important personnage se crut obligé de nous faire une visite en l'honneur des illustres passagers russes présents sur le Nicolas Ier. Il s'est longtemps entretenu avec les princes et princesses qui se disposent à rentrer à Pétersbourg. On parlait russe, probablement parce que la politique de l'Europe occidentale était le sujet de la conversation; mais quand l'entretien tomba sur les embarras du débarquement et sur la nécessité d'abandonner sa voiture et de changer de vaisseau, on parla français.

Le paquebot de Travemünde prend trop d'eau pour remonter la Néva; il reste à Kronstadt avec les gros bagages, tandis que les voyageurs sont transférés à Pétersbourg par un petit bateau à vapeur sale et mal construit. Nous avons la permission d'emporter avec nous sur ce nouveau bâtiment nos malles et nos paquets les plus légers, pourvu toutefois que nous les fassions plomber par les douaniers de Kronstadt. Cette formalité accomplie, on part avec l'espoir de voir arriver sa voiture à Pétersbourg le surlendemain; en attendant, cette voiture reste à la garde de Dieu… et des douaniers qui la font charger par des hommes de peine d'un vaisseau sur l'autre; opération toujours assez scabreuse, mais dont les inconvénients deviennent graves à Kronstadt à cause du peu de soin des hommes auxquels on la confie.

Les princes russes furent obligés comme moi, simple étranger, de se soumettre à la loi de la douane; cette égalité me plut tout d'abord; mais en arrivant à Pétersbourg je les vis délivrés en trois minutes, et moi j'eus à lutter trois heures contre des tracasseries de tout genre. Le privilége, un moment assez mal déguisé sous le niveau du despotisme, reparut, et cette résurrection me déplut.

Le luxe des petites précautions superflues engendre ici une population de commis; chacun de ces hommes s'acquitte de sa charge avec une pédanterie, un rigorisme, un air d'importance uniquement destiné à donner du relief à l'emploi le plus obscur; il ne se permet pas de proférer une parole; mais on le voit penser à peu près ceci:

«Place à moi, qui suis un des membres de la grande machine de l'État.»

Ce membre, fonctionnant d'après une volonté qui n'est pas en lui, vit autant qu'un rouage d'horloge; on appelle cela l'homme, en Russie… La vue de ces automates volontaires me fait peur; il y a quelque chose de surnaturel dans un individu réduit à l'état de pure machine. Si, dans les pays où les mécaniques abondent, le bois et le métal nous semblent avoir une âme, sous le despotisme les hommes nous semblent de bois; on se demande ce qu'ils peuvent faire de leur superflu de pensée, et l'on se sent mal à l'aise à l'idée de la force qu'il a fallu exercer contre des créatures intelligentes pour parvenir à en faire des choses; en Russie j'ai pitié des personnes, comme en Angleterre j'avais peur des machines. Là il ne manque aux créations de l'homme que la parole; ici la parole est de trop aux créatures de l'État.

Ces machines, incommodées d'une âme, sont, au reste, d'une politesse épouvantable; on voit qu'elles ont été ployées dès le berceau à la civilité comme au maniement des armes; mais quel prix peuvent avoir les formes de l'urbanité quand le respect est de commande? Le despotisme a beau faire, la libre volonté de l'homme sera toujours une consécration nécessaire à tout acte humain, pour que l'acte ait une signification; la faculté de choisir son maître peut seule donner du prix à la fidélité; or, comme en Russie un inférieur ne choisit rien, tout ce qu'il fait et dit n'a aucun sens ni aucun prix.

À la vue de toutes ces catégories d'espions qui nous examinaient, et nous interrogeaient, il me prenait une envie de bâiller qui aurait aisément pu se tourner en envie de pleurer, non sur moi, mais sur ce peuple; tant de précautions, qui passent ici pour indispensables, mais dont on se dispense parfaitement ailleurs, m'avertissaient que j'étais près d'entrer dans l'Empire de la peur; et la peur se gagne comme la tristesse; donc j'avais peur et j'étais triste… par politesse… pour me mettre au diapason de tout le monde.

On m'engagea à descendre dans la grande salle de notre paquebot, où je devais comparaître devant un aréopage de commis assemblés pour interroger les passagers. Tous les membres de ce tribunal, plus redoutable qu'imposant, étaient assis devant une grande table; plusieurs de ces hommes feuilletaient des registres avec une attention sinistre; ils paraissaient trop absorbés pour n'avoir pas quelque charge secrète à remplir; leur emploi avoué ne suffisait pas à motiver tant de gravité.

Les uns, la plume à la main, écoutaient les réponses des voyageurs, ou pour mieux dire des accusés, car tout étranger est traité en coupable à son arrivée sur la frontière russe; les autres transmettaient de vive voix à des copistes des paroles auxquelles nous n'attachions nulle importance; ces paroles se traduisant de langue en langue, et passant du français par l'allemand, arrivaient enfin au russe, où le dernier des scribes les fixait irrévocablement et peut-être arbitrairement sur son livre. On copiait les noms inscrits sur les passe-ports, chaque date, chaque visa étaient examinés avec un soin minutieux; mais le passager, martyrisé par cette torture morale, n'était jamais interrogé qu'en phrases dont le tour, correctement poli, me paraissait destiné à le consoler sur la sellette.

Le résultat du long interrogatoire qu'on me fit subir, ainsi qu'à tous les autres, fut qu'on me prit mon passe-port après m'avoir fait signer une carte, moyennant laquelle je pourrais, me disait-on, réclamer ce passe-port à Saint-Pétersbourg.

Tous semblaient avoir satisfait aux formalités ordonnées par la police, les malles, les personnes étaient déjà sur le nouveau bateau, depuis quatre heures d'horloge, nous languissions devant Kronstadt, et l'on ne parlait pas encore de partir.

À chaque instant de nouvelles nacelles noires sortaient de la ville et ramaient tristement vers nous: quoique nous eussions mouillé très-près des murs de la ville, le silence était profond… Nulle voix ne sortait de ce tombeau; les ombres qu'on voyait naviguer autour étaient muettes comme les pierres qu'elles venaient de quitter; on aurait dit d'un convoi préparé pour un mort qui se faisait attendre. Les hommes qui dirigeaient ces embarcations lugubres et mal soignées étaient vêtus de grossières capotes de laine grise, leurs physionomies manquaient d'expression; ils avaient des yeux sans regard, un teint vert et jaune; on me dit que c'étaient des matelots attachés à la garnison; ils ressemblaient à des soldats. Le grand jour était venu depuis longtemps, et il ne nous avait apporté guère plus de lumière que l'aurore; l'air était étouffant, et le soleil, encore peu élevé, mais réfléchi sur l'eau, m'incommodait. Quelquefois les canots tournaient autour de nous en silence sans que personne montât à notre bord; d'autres fois six ou douze matelots déguenillés, à demi couverts de peaux de mouton retournées, la laine en dedans et le cuir crasseux en dehors, nous amenaient un nouvel agent de police, ou un officier de la garnison, ou un douanier en retard; ces allées et venues, qui n'avançaient pas nos affaires, me donnaient au moins le loisir de faire de tristes réflexions sur l'espèce de saleté particulière aux hommes du Nord. Ceux du Midi passent leur vie à l'air à demi nus ou dans l'eau; ceux du Nord, presque toujours renfermés, ont une malpropreté huileuse et profonde qui me paraît plus repoussante que la négligence des peuples destinés à vivre sous le ciel et nés pour se chauffer au soleil.