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L'ennui auquel les minuties russes nous condamnaient me donna aussi l'occasion de remarquer que les grands seigneurs du pays sont peu endurants pour les inconvénients de l'ordre public, quand cet ordre pèse sur eux.

«La Russie est le pays des formalités inutiles» murmuraient-ils entre eux, mais en français de peur d'être entendus des employés subalternes. J'ai retenu la remarque dont ma propre expérience ne m'a déjà que trop prouvé la justesse: d'après ce que j'ai pu entrevoir jusqu'ici, un ouvrage qui aurait pour titre les Russes jugés par eux-mêmes serait sévère; l'amour de leur pays n'est pour eux qu'un moyen de flatter le maître; sitôt qu'ils pensent que ce maître ne peut les entendre, ils parlent de tout avec une franchise d'autant plus redoutable que ceux qui écoutent deviennent responsables.

La cause de tant de retards nous fut enfin révélée. Le chef des chefs, le supérieur des supérieurs, le directeur des directeurs des douaniers se présente: c'était cette dernière visite que nous attendions depuis longtemps sans le savoir. Au lieu de s'astreindre à porter l'uniforme, ce fonctionnaire suprême arrive en frac comme un simple particulier. Il paraît que son rôle est de jouer l'homme du monde. D'abord, il fait le gracieux, l'élégant auprès des dames russes; il rappelle à la princesse D*** leur rencontre dans une maison où la princesse n'a jamais été; il lui parle des bals de la cour, où elle ne l'a jamais vu: enfin il nous donne la comédie, il la donne surtout à moi, qui ne me doutais guère qu'on pût affecter d'être plus qu'on n'est, dans un pays où la vie est notée, où le rang de chacun est écrit sur son chapeau ou sur son épaulette: mais, le fond de l'homme est le même partout… Notre douanier de salon, tout en continuant de se donner des airs de cour, confisque élégamment un parasol, arrête une malle, emporte un nécessaire; et renouvelle avec un sang-froid imperturbable des recherches déjà consciencieusement faites par ses subordonnés.

Dans l'administration russe les minuties n'excluent pas le désordre. On se donne une grande peine pour atteindre un petit but, et l'on ne croit jamais pouvoir faire assez pour montrer son zèle. Il résulte de cette émulation de commis, qu'une formalité n'assure pas l'étranger contre une autre. C'est comme un pillage: parce que le voyageur est sorti des mains d'une première troupe, ce n'est pas à dire qu'il n'en rencontrera pas une seconde, une troisième, et toutes ces escouades échelonnées sur son passage, le tracassent à l'envi.

La conscience plus ou moins timorée des employés de tous grades auxquels il peut avoir affaire, décide de son sort. Il aura beau dire, si on lui en veut, il ne sera jamais en règle: et c'est un pays ainsi administré qui veut passer pour civilisé à la manière des États de l'Occident!..

Le chef suprême des geôliers de l'Empire procéda lentement à l'examen du bâtiment: il fut long, très-long à remplir sa charge; la conversation à soutenir est un soin qui complique les fonctions de ce cerbère musqué, musqué à la lettre; car il sent le musc d'une lieue. Enfin nous sommes débarrassés des cérémonies de la douane, des politesses de la police, délivrés des saluts militaires et du spectacle de la plus profonde misère qui puisse défigurer la race humaine; car les rameurs de messieurs de la douane russe sont des créatures d'une espèce à part. Comme je ne pouvais rien pour elles, leur présence m'était odieuse, et chaque fois que ces misérables amenaient à notre bord les officiers de tous grades employés au service des douanes et de la police maritime, la plus sévère police de l'Empire, je détournais les yeux. Ces matelots en haillons déshonorent leur pays: ce sont des espèces de galériens huileux, qui passent leur vie à transporter les commis et les officiers de Kronstadt, à bord des vaisseaux étrangers. En voyant leur figure et en pensant à ce qui s'appelle exister pour ces infortunés, je me demandais ce que l'homme a fait à Dieu pour que soixante millions de ses semblables soient condamnés à vivre en Russie.

Au moment d'appareiller je m'approchai du prince K***.

«Vous êtes Russe, lui dis-je, aimez donc assez votre pays, pour engager le ministre de l'intérieur ou celui de la police à changer tout cela; qu'il se déguise un beau jour, en étranger non suspect tel que moi et qu'il vienne à Kronstadt pour voir de ses yeux ce que c'est que d'entrer en Russie.»

«À quoi bon,» reprit le prince, «l'Empereur n'y pourrait rien.»

—«L'Empereur non, mais le ministre!»

Enfin, nous partons, à la grande joie des princes et princesses russes qui vont retrouver famille et patrie: leur bonheur démentait les observations de mon aubergiste de Lubeck, à moins que cette fois encore l'exception ne confirme la règle. Mais moi, je ne me réjouissais pas, je craignais au contraire de quitter une société charmante pour aller me perdre dans une ville dont les abords m'attristaient; elle n'existait déjà plus cette société du hasard: dès la veille l'approche de la terre avait rompu nos liens, liens fragiles formés uniquement par les passagères nécessités du voyage.

Ainsi le vent qui souffle vers le soir amoncelle des nuages à l'horizon, la lumière du couchant les illumine en variant leur aspect, leurs formes répondent aux rêves de l'imagination la plus riante; ce ne sont que palais enchantés et peuplés d'êtres fantastiques, que nymphes, que déesses, menant leur ronde joyeuse dans l'espace éthéré; on ne voit que des grottes habitées par des Syrènes, que des îles flottant sur une mer de feu; enfin c'est un monde nouveau; si quelque monstre, si quelque figure grotesque se mêle à ces groupes charmants, elle rehausse par le contraste, la beauté des tableaux agréables: mais le vent vient-il à changer, ou seulement continue-t-il de souffler, le soleil de baisser: tout a disparu… le rêve est fini, le froid, le vide succède aux créations de la lumière évanouie, le crépuscule s'enfuit avec son cortége d'illusions; la nuit est venue.

Les femmes du Nord s'entendent merveilleusement à nous laisser croire qu'elles eussent choisi ce que la destinée leur fait rencontrer. Ce n'est pas fausseté, c'est coquetterie raffinée, elles sont polies envers le sort. C'est une grâce souveraine; la grâce est toujours naturelle, ce qui n'empêche pas qu'on s'en serve souvent pour cacher le mensonge: ce qu'il y a de violent et de forcé dans les diverses situations de la vie disparaît chez les femmes gracieuses, et chez les hommes poëtes; ce sont les êtres les plus trompeurs de la création; le doute fuit devant leur souffle, ils créent ce qu'ils imaginent; nulle défiance ne tient contre leur parole, s'ils ne mentent pas à d'autres, ils se mentent à eux-mêmes: car leur élément, c'est le prestige; leur bonheur, l'illusion; leur vocation, le plaisir fondé sur l'apparence. Craignez la grâce des femmes et la poésie des hommes: armes d'autant plus dangereuses qu'on les redoute moins!