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Voilà ce que je me disais en quittant les murs de Kronstadt, nous étions là tous, présents encore, et nous n'étions plus réunis: l'âme manquait à ce cercle animé la veille par une secrète harmonie qui ne se rencontre que bien rarement dans les sociétés humaines. Peu de choses m'ont paru plus tristes que cette brusque vicissitude; c'est la condition des plaisirs de ce monde, je l'avais prévu; j'ai subi cent fois la même expérience; mais je n'ai pas toujours reçu la lumière d'une façon si brusque: d'ailleurs, qu'y a-t-il de plus poignant que les douleurs dont on ne peut accuser personne? Je voyais chacun prêt à rentrer dans sa voie: la destinée commune traçait son ornière devant ces pèlerins rengagés dans la vie habituelle: la liberté du voyage n'existait plus pour eux, ils rentraient dans la vie réelle, et moi je restais seul à errer de pays en pays: errer toujours ce n'est pas vivre. Je me sentais abandonné, de cet abandon du voyage le plus profond de tous: et je comparais la tristesse de mon isolement à leurs joies domestiques. L'isolement avait beau être volontaire, en était-il plus doux?… Dans ce moment tout me paraissait préférable à mon indépendance, et je regrettais jusqu'aux soucis de la famille. Les uns pensaient à la Cour et les autres à la douane, car malgré le temps perdu à Kronstadt, nos gros bagages n'avaient encore été que plombés: maintes parures, maints objets de luxe, peut-être même des livres, pesaient sur ces consciences qui la veille affrontaient les flots sans trouble, et qui maintenant étaient bourrelées à la vue d'un commis!… Je lisais dans les yeux des femmes l'attente des maris, des enfants, de la couturière, du coiffeur, du bal de la cour; et j'y lisais que malgré les protestations de la veille, je n'existais déjà plus pour elles. Les gens du Nord ont des cœurs incertains, des sentiments douteux; leurs affections sont toujours mourantes comme les pâles lueurs de leur soleiclass="underline" ne tenant à rien, ni à personne, quittant volontiers le sol qui les a vus naître; créés pour les invasions, ces peuples sont uniquement destinés à descendre du pôle à des époques marquées par Dieu, pour rafraîchir les races du Midi brûlées par le feu des astres et par celui des passions.

Aussitôt arrivés à Pétersbourg, mes amis servis selon leur rang, furent délivrés; ils quittèrent leur prison de voyage sans même me dire adieu, à moi qu'ils laissaient courbé sous le poids des fers de la police et de la douane. À quoi bon dire adieu? j'étais mort.—Qu'est-ce qu'un voyageur pour des mères de famille?… Pas un mot cordial, pas un regard, pas un souvenir ne me fut accordé!… C'était la toile blanche de la lanterne magique après que les ombres y ont passé. Je vous le répète: je m'attendais bien à ce dénouement, mais je ne m'attendais pas à la peine qu'il m'a causée; tant il est vrai que c'est en nous-mêmes qu'est la source de toutes nos surprises!…

Trois jours avant d'arriver à terre, deux des aimables voyageuses m'avaient fait promettre d'aller les voir à Pétersbourg; la cour est tout ici, je n'ai pas encore été présenté; j'attendrai.

LETTRE HUITIÈME.

Arrivée à Pétersbourg par la Néva.—Architecture.—Contradiction entre le caractère du site et le style des édifices importés du Midi.—Absurde imitation des monuments de la Grèce.—La nature aux environs de Pétersbourg.—Tracasseries de la douane et de la police.—Interrogatoire minutieux.—On retient mes livres.—Difficultés du débarquement.—Aspect des rues.—Statue de Pierre-le-Grand.—Trop fameuse.—Palais d'hiver.—Rebâti en un an.—À quel prix?—Le despotisme se révèle dès le premier pas qu'on fait dans ce pays.—Citation d'Herberstein.—Karamsin.—La vanité des Russes les aveugle sur l'inhumanité de leur gouvernement.—Esprit de la nation d'accord avec la politique de l'autocratie.

Pétersbourg, ce 11 juillet 1839, au soir.

Les rues de Pétersbourg ont un aspect étrange aux yeux d'un Français; je tâcherai de vous les décrire, mais je veux d'abord vous parler de l'entrée de la ville par la Néva. Elle a de la célébrité et les Russes en sont fiers à juste titre; cependant je l'ai trouvée au-dessous de sa réputation. Lorsque de très-loin on commence à découvrir quelques clochers, ce qu'on distingue fait un effet plus singulier qu'imposant. La légère épaisseur de terrain qu'on aperçoit de loin entre le ciel et la mer, devient un peu plus inégale dans quelques points que dans d'autres; voilà tout, et ces irrégularités imperceptibles ce sont les gigantesques monuments de la nouvelle capitale de la Russie. On dirait d'une ligne tracée par la main tremblante d'un enfant qui dessine quelque figure de mathématique. En approchant on commence à reconnaître les campaniles grecs, les coupoles dorées de quelques couvents, puis des monuments modernes, des établissements publics: le fronton de la bourse, les colonnades blanchies des écoles, des musées, des casernes, des palais qui bordent des quais de granit: une fois entré dans Pétersbourg, vous passez devant des sphinx également en granit; ils sont de dimensions colossales, et leur aspect est imposant. Néanmoins ces copies de l'antique n'ont aucun mérite comme œuvre d'art; mais une ville de palais, c'est majestueux! Toutefois, l'imitation des monuments classiques vous choque quand vous pensez au climat sous lequel ces modèles sont maladroitement transplantés. Mais bientôt vous êtes frappé de la forme et de la quantité de flèches, de tourelles, d'aiguilles métalliques qui s'élèvent de toutes parts: ceci est au moins de l'architecture nationale. Pétersbourg est flanqué de vastes et nombreux couvents à clochers: villes pieuses qui servent de rempart à la ville profane. Les églises russes ont conservé leur originalité primitive. Ce n'est pas que les Russes aient inventé ce style lourd et capricieux qu'on appelle bysantin. Mais ils sont grecs de religion, et leur caractère, leur croyance, leur instruction, leur histoire justifient les emprunts qu'ils font au Bas-Empire: on peut leur permettre d'aller chercher les modèles de leurs monuments à Constantinople; mais non pas à Athènes. Vus de la Néva, les parapets des quais de Pétersbourg sont imposants et magnifiques; mais au premier pas que vous faites à terre, vous découvrez que ces mêmes quais sont pavés en mauvais cailloux, incommodes, inégaux, aussi désagréables à l'œil que nuisibles aux piétons et pernicieux pour les voitures. Avant tout, on aime ici ce qui brille, quelques flèches dorées et fines comme des paratonnerres; des portiques dont la base disparaît presque sous l'eau, des places ornées de colonnes qui se perdent dans l'immensité des terrains qui les environnent; des statues antiques et dont les traits, le style et l'ajustement jure avec la nature du sol, avec la couleur du ciel, avec le climat comme avec la figure, le costume et les habitudes des hommes, si bien qu'elles ressemblent à des héros prisonniers chez leurs ennemis; des édifices dépaysés, des temples tombés du sommet des montagnes de la Grèce dans les marais de la Laponie, et qui par conséquent paraissent beaucoup trop écrasés pour le site où ils se trouvent transplantés sans savoir pourquoi: voilà ce qui m'a frappé d'abord.

Ces magnifiques palais des dieux du paganisme, qui couronnent admirablement de leurs lignes horizontales, de leurs contours sévères, les promontoires des rivages ioniens et dont les marbres dorés brillent de loin au soleil sur les rochers du Péloponèse, dans les ruines des Acropolis antiques, sont devenus ici des tas de plâtre et de mortier; les détails incomparables de la sculpture grecque, les merveilleuses finesses de l'art classique ont fait place à je ne sais quelle burlesque habitude de décoration moderne qui passe parmi les Finlandais pour la preuve d'un goût pur en fait d'art. Imiter ce qui est parfait, c'est le gâter, on devrait copier strictement les modèles, ou inventer. Au surplus, la reproduction des monuments d'Athènes, si fidèle qu'on la suppose, serait perdue dans une plaine fangeuse toujours menacée d'être submergée par une eau à peu près aussi haute que le sol. Ici la nature demandait aux hommes tout le contraire de ce qu'ils ont imaginé; au lieu d'imiter les temples païens, il fallait des constructions aux formes hardies, aux lignes verticales pour percer les brumes d'un ciel polaire, et pour rompre la monotone surface des steppes humides et gris qui forment à perte de vue et d'imagination le territoire de Pétersbourg. Je commence à comprendre pourquoi les Russes nous engagent avec tant d'instance à venir les voir pendant l'hiver: six pieds de neige cacheraient tout cela, tandis que l'été on voit le pays.