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Parcourez le territoire de Pétersbourg et des provinces voisines vous n'y trouverez, m'a-t-on dit, pendant des centaines de lieues que des flaques d'eau, des pins rabougris, et des bouleaux à la sombre verdure. Certes, le linceul de l'hiver vaut mieux que la grise végétation de la belle saison. Toujours les mêmes bas-fonds ornés des mêmes broussailles pour tout paysage, si ce n'est en vous dirigeant vers la Suède et la Finlande. Là vous verriez une succession de petits rocs granitiques hérissés de pins qui changent l'aspect du terrain, sans varier beaucoup les paysages: vous pouvez bien penser que la tristesse d'une telle contrée n'est guère égayée par les lignes de petites colonnes que les hommes ont cru devoir bâtir sur cette terre plate et nue. Pour socle à des péristyles grecs, il faudrait des monts: il n'y a ici nul accord entre les inventions de l'homme et les données de la nature, et ce manque d'harmonie me choque à chaque instant; j'éprouve en me promenant dans cette ville le malaise qu'on ressent quand il faut causer avec une personne minaudière. Le portique, ornement aérien, est ici une gêne ajoutée à celle du climat: en un mot le goût des monuments sans goût est ce qui a présidé à la fondation et à l'agrandissement de Pétersbourg. Le contre-sens me paraît ce qu'il y a de plus caractéristique dans l'architecture de cette immense ville qui me fait l'effet d'une fabrique de mauvais style dans un parc; mais le parc c'est le tiers du monde, et l'architecte: Pierre-le-Grand.

Aussi quelque choqué qu'on soit des sottes imitations qui gâtent l'aspect de Pétersbourg, ne peut-on contempler sans une sorte d'admiration cette ville sortie de la mer à la voix d'un homme et qui pour subsister se défend contre une inondation périodique de glace et permanente d'eau: c'est le résultat d'une force de volonté immense: si l'on n'admire pas, on craint: c'est presque respecter.

Le paquebot de Kronstadt jeta l'ancre dans l'intérieur de Pétersbourg devant un quai de granit; le quai anglais en face du bureau des douanes est à peu de distance de la fumeuse place où s'élève la statue de Pierre-le-Grand sur son rocher. Une fois ancré là on y reste longtemps; vous allez voir pourquoi.

Je voudrais vous épargner le détail des nouvelles persécutions que m'ont fait subir sous le nom générique de simples formalités, la police et sa fidèle associée la douane; cependant c'est un devoir, que de vous donner l'idée des difficultés qui attendent l'étranger à la frontière maritime de la Russie: on dit l'entrée par terre plus facile.

Trois jours par an, le soleil de Pétersbourg est insupportable: hier, pour mon arrivée, je suis tombé sur un de ces jours. On a commencé par nous parquer une grande heure sur le tillac de notre bâtiment, moi et les autres: les étrangers, non les Russes. Là, nous étions exposés sans abri à la plus forte chaleur et au grand soleil du matin. Il était huit heures et il faisait jour depuis une heure après minuit. On parle de trente degrés de chaleur au thermomètre de Réaumur; rappelez-vous que cette température devient plus incommode dans le Nord que dans les climats dits chauds parce que l'air y est lourd et chargé de brume.

Il a fallu comparaître devant un nouveau tribunal qui s'est assemblé, comme celui de Kronstadt, dans la grande chambre de notre bâtiment. Les mêmes questions m'ont été adressées avec la même politesse, et mes réponses traduites avec les mêmes formalités.

«Que venez-vous faire en Russie?

—Voir le pays.

—Ce n'est pas là un motif de voyage. (N'admirez-vous pas l'humilité de l'objection?)

—Je n'en ai pas d'autre.

—Qui comptez-vous voir à Pétersbourg?

—Toutes les personnes qui me permettront de faire connaissance avec elles.

—Combien de temps comptez-vous rester en Russie?

—Je ne sais.

—Dites à peu près?

—Quelques mois.

—Avez-vous une mission diplomatique publique?

—Non.

—Secrète?

—Non.

—Quoique but scientifique?

—Non.

—Etes-vous envoyé par votre gouvernement pour observer l'état social et politique de ce pays?

—Non.

—Par une société commerciale?

—Non.

—Vous voyagez donc librement et par pure curiosité?

—Oui.

—Pourquoi vous êtes-vous dirigé vers la Russie?

—Je ne sais, etc., etc., etc.

—Avez-vous des lettres de recommandation pour quelques personnes de ce pays?»

On m'avait prévenu de l'inconvénient de répondre trop franchement à cette question: je ne parlai que de mon banquier.

Au sortir de cette séance de cour d'assises j'ai vu passer devant moi plusieurs de mes complices: on a vivement chicané ces étrangers sur quelques irrégularités reprochées à leurs passe-ports. Les limiers de la police russe ont l'odorat fin et selon les personnes ils se rendent difficiles ou faciles en passe-ports; il m'a paru qu'ils mettaient une grande inégalité dans leur manière de traiter les voyageurs. Un négociant italien qui passait devant moi a été fouillé impitoyablement, j'ai presque dit fouillé au sang, au sortir du vaisseau: on lui a fait ouvrir jusqu'à un petit portefeuille de poche, on a regardé dans l'intérieur des habits qu'il avait sur le corps: si l'on m'en fait autant, me disais-je, ils me trouveront bien suspect.

J'avais les poches pleines de lettres de recommandation, et quoiqu'elles m'eussent été données à Paris en partie par l'ambassadeur de Russie lui-même, et par des personnes aussi connues qu'il l'est, elles étaient cachetées: circonstance qui m'avait fait craindre de les laisser dans mon écritoire; je fermais donc mon habit sur ma poitrine en voyant approcher les hommes de la police. Ils m'ont fait passer sans fouiller ma personne; mais lorsqu'il a fallu déballer toutes mes malles devant les commis de la douane, ces nouveaux ennemis se sont livrés au travail le plus minutieux sur mes effets, surtout sur mes livres. Ceux-ci m'ont été confisqués en masse sans aucune exception, mais toujours avec une politesse extraordinaire; toutefois on ne tint aucun compte de mes réclamations. On m'a pris aussi deux paires de pistolets de voyage et une vieille pendule portative; j'ai vainement tâché de comprendre et de me faire expliquer pourquoi cet objet était sujet à confiscation; tout ce qui m'a été pris me sera rendu, à ce qu'on m'assura, mais non sans beaucoup d'ennuis et de pourparlers. Je répète donc avec les seigneurs russes, que la Russie est le pays des formalités inutiles.