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Parmi ce peuple privé de loisir et de volonté, on ne voit que des corps sans âmes, et l'on frémit en songeant que, pour une si grande multitude de bras et de jambes, il n'y a qu'une tête. Le despotisme est un composé d'impatience et de paresse; avec un peu plus de longanimité de la part du pouvoir, d'activité de la part du peuple, le même résultat s'obtiendrait à bien meilleur marché; mais que deviendrait la tyrannie?… on reconnaîtrait qu'elle est inutile. La tyrannie, c'est la maladie imaginaire des peuples; le tyran déguisé en médecin leur a persuadé que la santé n'est pas l'état naturel de l'homme civilisé, et que plus le danger est grand, plus le remède doit être violent; c'est ainsi qu'il entretient le mal sous prétexte de le guérir. L'ordre social coûte trop cher en Russie pour que je l'admire.

Que si vous me reprochez de confondre le despotisme avec la tyrannie, je vous répondrai que c'est à dessein que je le fais. Ils sont si proches parents, qu'ils ne manquent presque jamais de s'unir en secret pour le malheur des hommes. Sous le despotisme, la tyrannie peut durer parce qu'elle garde le masque.

Lorsque Pierre-le-Grand établit ce qu'on appelle ici le tchin, c'est-à-dire lorsqu'il appliqua la hiérarchie militaire à toute l'administration de l'Empire, il changea sa nation en un régiment de muets dont il se déclara lui-même le colonel avec le droit de passer ce grade à ses héritiers.

Vous figurez-vous les ambitions, les rivalités, toutes les passions de la guerre en pleine paix? Si vous vous représentez bien cette absence de tout ce qui fait le bonheur domestique et social; si, à la place des affections de famille, vous vous préparez à trouver partout l'agitation non avouée d'une ambition toujours bouillonnante, mais secrète: car pour réussir il faut qu'elle soit masquée; si vous parvenez enfin à vous figurer le triomphe presque complet de la volonté d'un homme sur la volonté de Dieu, vous comprendrez la Russie.

Le gouvernement russe, c'est la discipline du camp substituée à l'ordre de la cité, c'est l'état de siége devenu l'état normal de la société.

Passé les heures de la matinée, la ville s'anime peu à peu, mais elle devient plus bruyante sans me paraître plus gaie; on ne voit que des voitures peu élégantes qui emportent, de toute la vitesse de leurs deux, de leurs quatre, et de leurs six chevaux, des gens toujours pressés, parce que leur vie se passe à faire leur chemin. Du plaisir sans but, c'est-à-dire du plaisir, c'est ici chose inconnue.

Aussi presque tous les grands artistes venus en Russie pour y recueillir le fruit de la renommée qu'ils avaient acquise ailleurs n'y sont restés qu'un instant, ou, s'ils ont prolongé leur séjour, ils ont nui à leur talent. L'air de ce pays est contraire aux arts; tout ce qui vient naturellement ailleurs ne pousse ici qu'en serre chaude. L'art russe ne sera jamais qu'une plante de jardin.

En arrivant à l'hôtel de Coulon, j'y ai trouvé un aubergiste français dégénéré; sa maison est à peu près remplie en ce moment à cause des fêtes du mariage de la grande-duchesse Marie, et il me parut presque contrarié d'être obligé de recevoir un hôte de plus; aussi s'est-il donné peu de peine pour m'accommoder. Après quelques allées et venues et beaucoup de pourparlers, il m'a pourtant établi au second, dans un appartement étouffant, composé d'une entrée, d'un salon et d'une chambre à coucher; le tout sans rideaux, sans stores, sans jalousies; notez que le soleil reste environ vingt-deux heures par jour sur l'horizon, et que ses rayons obliques pénètrent plus loin dans les maisons que le soleil d'Afrique qui tombe d'aplomb sur les têtes, mais qui n'entre pas au fond des chambres. On respire dans ce logement une atmosphère de plâtre, des odeurs de four à chaux, de poussière et de vivantes exhalaisons d'insectes mêlées de musc, tout à fait insupportables.

À peine installé, la fatigue de la nuit et de la matinée, l'ennui de la douane ont vaincu ma curiosité: au lieu d'aller me perdre dans Pétersbourg en errant selon mon habitude, seul, au hasard, à travers la grande ville inconnue, je me jetai tout enveloppé dans mon manteau sur un immense sofa de cuir, vert bouteille, qui tenait presque un panneau du salon et je m'endormis profondément pendant… trois minutes.

Au bout de ce temps, je m'éveille avec la fièvre: et que vois-je en jetant les yeux sur mon manteau?… un tissu brun, mais vivant; il faut appeler les choses par leur nom: je suis couvert, je suis mangé de punaises. La Russie en ce genre n'a rien à envier aux Espagnes. Mais dans le Midi on se console, on se guérit au grand air; ici on reste emprisonné avec l'ennemi, et la guerre est plus sanglante. Je jette loin de moi tous mes habits et me mets à courir par la chambre en criant au secours! Quel présage pour la nuit! pensais-je, et je continuais de crier à tue-tête. Un garçon russe arrive, je lui fais comprendre que je veux parler à son maître. Le maître me fait attendre longtemps; enfin il arrive, et quand je lui apprends le sujet de ma peine, il se met à rire et se retire aussitôt en me disant que je m'y habituerai, car je ne trouverai pas autre chose à Pétersbourg; il me recommande cependant de ne jamais m'asseoir sur un canapé russe, parce que c'est sur ce meuble que couchent les domestiques qui portent toujours avec eux des légions d'insectes. Pour me tranquilliser, il m'assure que cette vermine ne viendra pas me chercher si je me tiens loin des meubles où elle reste discrètement renfermée.

Après m'avoir consolé de la sorte il m'abandonne dans la solitude de sa maison.

Les auberges de Pétersbourg tiennent du caravansérail; à peine casé, vous demeurez là livré à vous-même, et si vous n'avez vos propres domestiques, vous n'êtes point servi: le mien ne sachant pas le russe, n'est au fait de rien: non-seulement il ne pourra m'être utile, mais il me gênera, car il faudra que j'aie soin de lui comme de moi-même.

Cependant avec son intelligence italienne il m'eut bientôt trouvé dans un des corridors noirs de ce désert muré qu'on appelle l'hôtel Coulon, un domestique de place qui cherchait fortune. Cet homme parle allemand et le maître de l'auberge le recommande. Je l'arrête et lui dis ma peine. Aussitôt il me fait venir un lit de voyage en fer à la russe: j'achète ce meuble, j'en remplis le matelas avec de la paille la plus fraîche que je puisse obtenir et j'établis mon coucher, les quatre pieds dans des jarres pleines d'eau, au beau milieu de la chambre, que j'ai soin de faire démeubler entièrement. Ainsi retranché pour la nuit, je me rhabille, et, accompagné du domestique de place à qui je donne l'ordre de ne me point diriger, je sors de cette magnifique hôtellerie: palais en dehors, étable dorée et tendue de velours et de soie au dedans.

L'hôtel Coulon donne sur une espèce de Square assez gai pour ce pays-ci. Ce Square est borné d'un côté par le nouveau palais Michel, pompeuse habitation du grand-duc Michel, frère de l'Empereur. Je ne pouvais sortir sans passer devant la grille de ce palais qui attira mon attention tout d'abord. Il fut bâti pour l'Empereur Alexandre qui ne l'a point habité. Les trois autres côtés de la place sont fermés par de belles rangées de maisons percées de belles rues. Singulier hasard! à peine eus-je quitté le nouveau palais Michel que je me trouvai devant le vieux. Le vieux palais Michel est un vaste édifice carré, sombre et en tous points différent de l'élégante et moderne habitation du même nom.