Si les hommes se taisent en Russie, les pierres parlent et parlent d'une voix lamentable. Je ne m'étonne pas que les Russes craignent et négligent leurs vieux monuments: ce sont des témoins de leur histoire, que le plus souvent ils voudraient oublier: quand je découvris les noirs perrons, les profonds canaux, les ponts massifs, les péristyles déserts de ce sinistre palais, j'en demandai le nom, et ce nom me rappela malgré moi la catastrophe qui fit monter Alexandre sur le trône; aussitôt toutes les circonstances de la lugubre scène par laquelle se termina le règne de Paul Ier se représentèrent à mon imagination.
Ce n'est pas tout, par une ironie sanglante, devant la principale porte de ce sinistre édifice, on avait placé, avant la mort de celui qui l'occupait et par son ordre, la statue équestre de son père Pierre III, autre victime dont l'Empereur Paul se plaisait à honorer la déplorable mémoire pour déshonorer la mémoire triomphante de sa mère. Que de tragédies se sont jouées à froid dans ce pays où l'ambition, la haine même, sont calmes en apparence!! Chez les peuples du Midi la passion me réconcilie en quelque sorte avec leur cruauté; mais la réserve calculée, la froideur des hommes du Nord ajoute un vernis d'hypocrisie au crime: la neige est un masque; ici l'homme paraît doux parce qu'il est impassible; mais le meurtre sans haine me cause plus d'horreur que l'assassinat vindicatif. La religion de la vengeance n'est-elle pas plus naturelle que la trahison par intérêt? Plus je reconnais une impulsion involontaire dans le mal, plus je me sens consolé. Malheureusement c'est le calcul et non la colère, c'est la prudence qui ont présidé au meurtre de Paul. Les bons Russes prétendent que les conjurés ne s'étaient préparés qu'à le mettre en prison. J'ai vu la porte secrète qui conduisait à l'appartement de l'Empereur par un escalier dérobé; cette porte donne dans une partie de jardin, près d'un grand fossé: c'est par là que Pahlen fit monter les assassins.
Voici ce qu'il leur avait dit la veille au soir: «Ou vous aurez tué l'Empereur demain à 5 heures du matin, ou, à 5 heures et demie vous serez dénoncés par moi à l'Empereur comme conspirateurs.» Le résultat de cette éloquente et laconique harangue n'était pas douteux.
Là-dessus, de peur des repentirs tardifs, il sortit de chez lui pour n'y pas rentrer de la nuit; et afin d'être bien certain qu'aucun des conjurés ne le retrouverait avant l'exécution, il se mit à parcourir les diverses casernes de la ville: il voulait connaître l'esprit des troupes.
Le lendemain, à cinq heures, Alexandre était Empereur et passait pour parricide; quoiqu'il n'eût consenti (cette circonstance est vraie, je crois) qu'à faire enfermer son père, pour préserver sa mère de la prison, peut-être de la mort, pour se préserver lui-même d'un sort pareil, pour sauver son pays des fureurs et des caprices d'un autocrate fou.
Aujourd'hui les Russes passent devant le vieux palais Michel sans oser le regarder: il est défendu de raconter dans les écoles ni ailleurs la mort de l'Empereur Paul, ni même de croire à cet événement relégué parmi les fables.
Je m'étonne qu'on n'ait pas rasé le palais aux souvenirs incommodes: mais pour le voyageur, c'est une bonne fortune que de rencontrer un monument remarquable par son air de vétusté dans un pays où le despotisme rend tout uniforme, tout neuf; où l'idée dominante efface chaque jour les traces du passé. Au reste, c'est cette mobilité qui explique pourquoi le vieux palais Michel est debout; il a été oublié. Sa masse carrée, ses fossés profonds, ses souvenirs tragiques, ses escaliers dérobés, ses portes secrètes si favorables au crime, son élévation peu ordinaire dans un pays où tous les édifices me paraissent écrasés, lui donnent un style imposant; avantage rare à Pétersbourg. Je m'étonne à chaque pas de voir la confusion qu'on n'a cessé de faire ici de deux arts aussi différents que l'architecture et la décoration. Pierre-le-Grand et ses successeurs ont pris leur capitale pour un théâtre.
Je fus frappé de l'air effaré de mon guide quand je le questionnai le plus naturellement que je pus sur ce qui s'est passé dans le vieux palais Michel. La physionomie de cet homme disait: «On voit bien que vous êtes un nouveau débarqué.» Vous voyez que tout le monde pense à ce que personne ne dit. L'étonnement, la terreur, la défiance, l'innocence affectée, l'ignorance jouée, l'expérience d'un vieux matois difficile à duper faisaient tour à tour de cette physionomie agitée malgré elle un livre aussi instructif qu'amusant à étudier. Quand votre espion est mis en défaut par votre apparente sécurité, il fait une mine vraiment grotesque, car il se croit compromis par vous dès qu'il voit que vous n'avez pas peur de l'être par lui; l'espion ne croit qu'à l'espionnage; et si vous échappez à ses filets, il se figure qu'il va tomber dans les vôtres.
Une promenade par les rues de Pétersbourg sous la garde d'un domestique de place, est, je vous assure, bien intéressante et ne ressemble guère à une course dans les capitales des autres pays du monde civilisé. Tout se tient dans un état gouverné avec une logique aussi serrée que l'est celle qui préside à la politique russe.
En quittant le vieux et tragique palais Michel, j'ai traversé une grande place qui ressemble au Champ de Mars de Paris, tant elle est vaste et vide. D'un côté un jardin public, de l'autre quelques maisons; du sable au milieu et partout de la poussière, voilà cette place: sa forme est vague, sa grandeur immense et elle finit à la Néva près d'une statue en bronze de Suwarroff.
La Néva, ses ponts et ses quais sont la vraie gloire de Pétersbourg. Ce tableau est si vaste que tout le reste paraît petit. La Néva est une vase plein jusqu'aux bords qui disparaissaient sous l'eau prête à déborder de toutes parts. Venise et Amsterdam me semblent mieux défendues contre la mer que ne l'est Pétersbourg.
Je n'aime pas une ville qui n'est dominée par rien: certes le voisinage d'une rivière large comme un lac et qui coule à fleur de terre dans une plaine marécageuse perdue entre la brume du ciel, et les vapeurs de la mer, était de tous les sites du monde, le moins favorable à la fondation d'une capitale. Ici l'eau fera raison tôt ou tard de l'orgueil de l'homme: le granit même n'est pas assuré contre le travail des hivers dans cette humide glacière où la citadelle bâtie par Pierre-le-Grand a déjà usé deux fois ses remparts et ses fondements de rochers. On les a refaits et on les refera encore pour défendre ce chef-d'œuvre d'orgueil et de volonté.
J'ai voulu passer le pont à l'instant même pour voir de près cette fameuse citadelle; mon domestique m'a conduit d'abord en face de la forteresse, à la maison de Pierre-le-Grand, séparée du château fort par une route et par un terrain vague. C'est une cabane conservée, dit-on, dans l'état où l'a laissée le Czar. Dans la citadelle sont enterrés aujourd'hui les Empereurs, et détenus les prisonniers d'État; singulière manière d'honorer les morts!… En pensant à tous les pleurs versés là, sous la tombe des souverains de la Russie, on croit assister aux funérailles de quelque roi de l'Asie. Même un tombeau arrosé de sang me semblerait moins impie; les larmes coulent plus longtemps et plus douloureusement peut-être.
Tandis que l'Empereur ouvrier habitait la cabane, on bâtissait sous ses yeux sa future capitale. Il faut dire à sa louange qu'alors le palais lui importait moins que la ville. Une des chambres de cette illustre chaumière, celle qui servait d'atelier au Czar charpentier, est aujourd'hui transformée en chapelle; on y entre avec autant de recueillement que dans les églises les plus révérées de l'Empire. Les Russes font volontiers des saints de leurs héros. Ils se plaisent à confondre les terribles vertus de leurs maîtres avec la bienfaisante puissance de leurs patrons, et s'efforcent de mettre les cruautés de l'histoire à l'abri de la foi.