Un autre héros russe, fort peu admirable à mon avis, a été sanctifié par les prêtres grecs: c'est Alexandre Newski, modèle de prudence, mais qui ne fut martyr ni de la bonne foi, ni de la générosité. L'église nationale canonisa ce prince plus sage qu'héroïque. C'est l'Ulysse des saints. On a bâti autour de ses reliques un couvent d'une grandeur prodigieuse.
Le tombeau, renfermé dans l'église de ce Saint-Alexandre, est à lui seul un monument; il est composé d'un autel d'argent massif surmonté d'une espèce de pyramide de même métal, et cette masse de trophées en argent monte ainsi jusqu'à la voûte d'une vaste église. Le couvent, l'église et le cénotaphe sont une des merveilles de la Russie. Ils sont situés à l'extrémité de la rue appelée la Perspective Newski; cette promenade se termine dans la partie de la ville opposée à la citadelle. Je viens d'aller les contempler avec plus d'étonnement que d'admiration; l'art n'entre pour rien dans cette œuvre de piété, mais le luxe en est prodigieux. Ce qu'il a fallu d'hommes et de lingots pour un tel mausolée effraye l'imagination. Il y a une heure qu'on m'y a conduit.
On m'a montré, dans la cabane du Czar, un canot construit par lui-même, et quelques autres objets religieusement conservés; ils sont aujourd'hui gardés par un vétéran. En Russie, les églises, les palais et beaucoup de lieux publics ainsi que de maisons particulières, sont confiés à la surveillance de militaires invalides. Ces malheureux n'auraient aucun moyen de pourvoir à leur existence dans leur vieillesse, si, au sortir de la caserne, on ne les changeait en portiers. À ce poste ils conservent leur longue redingote militaire; c'est une capote de laine grossière, de couleur sale et terne; à chaque visite que vous faites, des hommes ainsi vêtus vous reçoivent à la porte des maisons ou à l'entrée des monuments; ces espèces de spectres en uniforme vous rappellent la discipline sous laquelle vous vivez. Pétersbourg est un camp changé en ville.
Mon guide ne me fit pas grâce d'une image ni d'un morceau de bois dans la chaumière impériale. Le vétéran qui la garde, après avoir allumé plusieurs cierges dans la chapelle, qui n'est qu'un bouge célèbre, m'a montré la chambre à coucher de Pierre-le-Grand, empereur de toutes les Russies; un charpentier de nos jours n'y logerait pas son apprenti.
Cette glorieuse austérité peint l'époque et le pays autant que l'homme; alors en Russie on sacrifiait tout à l'avenir, on bâtissait des monuments dont personne n'avait que faire, car les maîtres à qui ces palais modernes étaient dévolus, n'étaient pas nés, et les constructeurs de tant de magnifiques édifices, sans éprouver pour eux-mêmes les besoins du luxe, se contentaient du rôle d'éclaireurs de la civilisation, précédant de loin les potentats inconnus dont ils s'enorgueillissaient de préparer les logements. Certes il y a de la grandeur d'âme dans ce soin que prend un chef et son peuple de la puissance; et même de la vanité des générations à naître; cette confiance des hommes vivants en la gloire de leurs arrière-neveux, a quelque chose de noble et d'original. C'est un sentiment désintéressé, poétique et fort au-dessus du respect ordinaire des hommes et des nations pour leurs ancêtres.
Ailleurs on a fait de grandes villes en mémoire des grands faits du passé: ou bien les cités se sont faites d'elles-mêmes à l'aide des circonstances et de l'histoire, sans le concours du moins apparent des calculs humains; Saint-Pétersbourg avec sa magnificence et son immensité est un trophée élevé par les Russes à leur puissance à venir; l'espérance qui produit de tels efforts me paraît sublime! Depuis le temple des Juifs, jamais la foi d'un peuple en ses destinées n'a rien arraché à la terre de plus merveilleux que Saint-Pétersbourg. Et ce qui rend vraiment admirable ce legs fait par un homme à son ambitieux pays, c'est qu'il a été accepté par l'histoire.
La prophétie de Pierre-le-Géant, sculptée dans la mer en blocs de granit, s'accomplit depuis un siècle sous les yeux de l'univers. Quand on songe que ces phrases, emphatiques partout ailleurs, ne sont ici que l'expression juste de la réalité, on s'arrête avec respect et l'on se dit: Dieu est là! C'est la première fois que l'orgueil me paraît touchant: partout où la puissance de l'âme humaine se manifeste tout entière il y a lieu de s'émerveiller.
Au surplus l'histoire de Russie ne date pas comme l'ignorante et frivole
Europe paraît le penser, du règne de Pierre Ier: Moscou explique
Pétersbourg.
La délivrance de la Moscovie après de longs siècles d'invasion; plus tard le siége et la prise de Kasan par Ivan-le-Terrible; les luttes acharnées contre la Suède, et tant d'autres brillants et patients faits d'armes justifient la fière attitude de Pierre-le-Grand et l'humble confiance de sa nation. La foi en l'inconnu est toujours imposante. Cet homme de fer avait le droit de s'appuyer sur l'avenir; ce sont les caractères comme le sien qui font ce que les autres espèrent. Je le vois avec la simplicité d'un vrai grand seigneur, c'est-à-dire d'un grand homme assis sur le seuil de cette cabane d'où il prépare en même temps contre l'Europe une ville, une nation et une histoire. La grandeur de Pétersbourg n'est pas vide et cette puissante ville dominant ses glaces et ses marais pour dominer le monde est superbe, moins superbe encore aux yeux qu'à la pensée! À la vérité, cette merveille a coûté cent mille hommes engloutis, par obéissance, dans les marais pestilentiels qui sont aujourd'hui une capitale.
L'Allemagne voit de nos jours s'accomplir un chef-d'œuvre de critique: une de ses villes se transforme, savamment, en une ville de la Grèce et de l'Italie ancienne; mais à la nouvelle Munich il manque un peuple antique; Pétersbourg eût manqué aux Russes.
Au sortir de la maison de Pierre-le-Grand, j'ai repassé devant le pont de la Néva qui conduit aux îles, et je suis entré dans la forteresse de Pétersbourg.
Je vous l'ai dit, ce monument, dont le nom seul inspire la crainte, a usé deux fois ses remparts et ses fondements de granit, et il n'a pas cent quarante ans! Quelle lutte!…
Ici les pierres souffrent violence comme les hommes.
On ne m'a pas laissé voir les prisons: il y a des cachots sous l'eau; il y en a sous les toits; tous sont pleins d'hommes. On ne m'a mené qu'à l'église où sont renfermés les tombeaux de la famille régnante. J'étais devant ces tombeaux et je les cherchais encore, ne pouvant me figurer qu'une pierre carrée, sans ornement, de la longueur et de la largeur d'un lit, recouverte d'une courte-pointe en drap vert, brodée aux armes impériales, servît de sépulture à l'Impératrice Catherine Ire, à Pierre Ier, à Catherine II, et à tant d'autres princes jusqu'à l'Empereur Alexandre.
La religion grecque bannit la sculpture des églises; elles y perdent en pompe et en religieuse magnificence plus qu'elles n'y gagnent en mysticité, d'autant que la foi byzantine s'accommode des dorures, des ciselures et de certaines peintures d'un goût très-peu sévère. Les Grecs sont les enfants des iconoclastes, en Russie ils ont cru pouvoir mitiger la doctrine de leurs pères; ils auraient pu aller plus loin.
Dans cette citadelle funèbre les morts me paraissaient plus libres que les vivants. Tant que je restai dans son enceinte, il me sembla que je ne respirais qu'avec peine. Si c'était une idée philosophique qui eût fait enfermer dans le même tombeau les prisonniers de l'Empereur et les prisonniers de la mort, les conspirateurs et les souverains contre lesquels on conspire, je la respecterais; mais je ne vois là que le cynisme du pouvoir absolu, que la brutale confiance d'un despotisme bien assuré. Avec cette force surnaturelle, on peut s'élever au-dessus des petites délicatesses humaines, bonnes pour le commun des gouvernements; un Empereur de Russie est si plein de ce qu'il se doit à lui-même, que sa justice ne s'efface pas devant celle de Dieu. Nous autres hommes de l'Occident, royalistes révolutionnaires, nous ne voyons dans un prisonnier d'État à Pétersbourg, qu'une innocente victime du despotisme; les Russes y voient un réprouvé. Voilà où mène l'idolâtrie politique.