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Chaque bruit me paraissait une plainte; les pierres gémissaient sous mes pieds, et mon cœur se déchirait à faire l'écho des douleurs les plus atroces que l'homme ait jamais fait subir à l'homme. Ah! je plains les prisonniers de cette forteresse! À juger de l'existence des Russes enfermés sous la terre par celle des Russes qui se promènent dessus, on frémit!

J'ai vu ailleurs des châteaux forts, mais ce nom ne voulait pas dire ce qu'il dit à Pétersbourg. Je frissonnais en pensant que la fidélité la plus scrupuleuse, la probité la plus intacte ne mettent nul homme à l'abri des prisons souterraines de la citadelle de Pétersbourg; et mon cœur se dilata quand je repassai les fossés qui défendent cette triste enceinte et la séparent du reste du monde.

Hé! qui n'aurait pitié de ce peuple? Les Russes, je parle de ceux des classes élevées, vivent aujourd'hui sur des préjugés, sur une ignorance qu'ils n'ont plus!… L'affectation de la résignation me paraît le dernier degré de l'abjection où puisse tomber une nation esclave; la révolte, le désespoir seraient plus terribles sans doute, mais moins ignobles; la faiblesse dégradée au point de se refuser jusqu'à la plainte, cette consolation de la brute, la peur calmée par l'excès de la peur; c'est un phénomène moral dont on ne peut être témoin sans verser des larmes de sang.

Après avoir visité la sépulture des souverains de la Russie, je me suis fait ramener dans mon quartier et conduire à l'église catholique, desservie par des moines dominicains. J'y venais demander une messe pour un anniversaire dont aucun de mes voyages ne m'a encore empêché de faire la commémoration dans une église catholique. Le couvent des dominicains est situé dans la Perspective Newski, la plus belle rue de Pétersbourg. L'église n'est pas magnifique; elle est décente; les cloîtres sont solitaires; les cours encombrées de débris, de bâtisses; un air de tristesse règne dans toute la communauté, qui, malgré la tolérance dont elle jouit, m'a paru peu opulente et surtout peu rassurée. En Russie, la tolérance n'a pour garantie ni l'opinion publique, ni la constitution de l'État: comme tout le reste, c'est une grâce octroyée par un homme; et cet homme peut retirer demain ce qu'il donne aujourd'hui.

En attendant le moment d'entrer chez le prieur, je me suis arrêté dans l'église; là, j'ai rencontré sous mes pieds une pierre où je lus un nom qui m'a vivement ému: Poniatowski!… Royale victime de la fatuité, ce trop crédule amant de Catherine II est enterré là, sans aucune marque de distinction; mais, dépouillé de la majesté du trône, il lui reste la majesté du malheur qui ne lui fait pas faute; les infortunes de ce prince, son aveuglement si cruellement puni, et la perfide politique de ses ennemis, rendront tous les chrétiens et tous les voyageurs attentifs à son obscur tombeau.

Près de ce roi exilé a été déposé le corps tronqué de Moreau. L'Empereur Alexandre l'a fait rapporter là de Dresde. L'idée de réunir les restes de deux hommes si à plaindre, afin de confondre dans une même prière les souvenirs de leurs destinées manquées, me paraît une des plus nobles pensées de ce prince qui, ne l'oublions jamais, a paru grand à son entrée dans une ville d'où venait de sortir Napoléon.

Vers quatre heures du soir, je me suis enfin souvenu que je n'étais pas arrivé en Russie seulement pour y voir des monuments plus ou moins curieux ni pour y faire des réflexions plus ou moins philosophiques; et j'ai couru chez l'ambassadeur de France.

Là mon mécompte fut grand; j'appris que le mariage de la grande-duchesse Marie avec le duc de Leuchtenberg devait avoir lieu le surlendemain et que j'arrivais trop tard pour pouvoir être présenté avant la cérémonie. Manquer cette solennité de cour dans un pays où la cour est tout, c'était perdre mon voyage.

LETTRE DIXIÈME.

Promenade des îles.—Caractère du paysage.—Beautés factices.—Les îles font partie de Pétersbourg.—Étendue des villes russes.—Les Russes tapissent sur la rue.—Manière dont ils placent les fleurs dans leurs maisons.—Les Anglais font le contraire.—Les productions les plus communes de la nature sont ici du luxe.—Souvenirs de la solitude qui percent même au milieu des jardins.—But de la civilisation dans le Nord.—Là le sérieux est dans la vie et la frivolité dans la littérature.—Le bonheur impossible en Russie.—Vie des gens du monde pendant leur séjour aux îles.—Ils ne pensent qu'à s'étourdir.—Brièveté de la belle saison.—Déménagements dès la fin d'août.—Les autres grandes villes ont plus de solidité que n'en a Pétersbourg.—Ici la vie n'appartient qu'à un homme.—L'égalité sous le despotisme.—Rigueur des gouvernements trop logiques.—Le despotisme en grand.—Il faut être Russe pour vivre en Russie.—Traits caractéristiques de la société russe.—Attachement affecté pour le prince.—Malheur d'un souverain tout-puissant.—Source des vertus privées chez les princes absolus.—Pavillon de l'Impératrice aux îles.—À quoi ressemble le mouvement de la foule après le passage de l'Impératrice.—Vermine dans les murs des auberges.—Le palais impérial n'en est pas exempt.—Portrait de l'homme du peuple quand il est de pure race slave.—Sa beauté.—La beauté est plus rare chez les femmes.—Coiffure nationale des femmes: elle devient rare.—Voitures dépourvues d'élégance.—L'état des paysans russes.—Rapports du paysan avec son seigneur.—Ils paient pour se faire acheter.—Fortune des particuliers dans la main de l'Empereur.—Seigneurs massacrés par leurs serfs.—Réflexions.—Monnaie vivante.—Luxe exécrable.—Différence qu'il y a entre la condition des ouvriers dans les pays libres et celle des serfs en Russie.—Le commerce et l'industrie modifieront la situation actuelle.—Apparence trompeuse.—Personne pour vous éclairer sur le fond des choses.—Soin qu'on prend de cacher la vérité à l'étranger.—On n'a le droit de s'intéresser qu'à l'Empereur.—Usurpation religieuse de Pierre Ier: mal plus grand que tout le bien qu'a fait cet Empereur.—L'aristocratie russe manque à ses devoirs envers elle-même et envers le peuple.—Regards scrutateurs des Russes.—Leur conduite envers les voyageurs qui écrivent.—État de la médecine en Russie.—Mystère universel.—Les médecins russes seraient meilleure chroniqueurs que docteurs.—Permission d'assister au mariage de la grande-duchesse Marie.—Faveur particulière.

Pétersbourg, le même jour, 12 juillet 1839 au soir.

On m'a mené à la promenade des îles; c'est un agréable marécage; jamais la vase ne fut mieux déguisée sous les fleurs. Figurez-vous un bas-fond humide, mais que l'eau laisse à découvert pendant l'été, grâce aux canaux qui servent à égoutter le soclass="underline" tel est le terrain qu'on a planté de superbes bosquets de bouleaux et recouvert d'une foule de charmantes maisons de campagne. Des avenues de bouleaux, qui avec les pins sont les seuls arbres indigènes de ces landes glacées, font illusion; on se croit dans un parc anglais; ce vaste jardin parsemé de villas et de cottages tient lieu de campagne aux habitants de Pétersbourg; c'est le camp des courtisans richement habité pendant un moment de l'année, et désert le reste du temps: voilà ce qu'on nomme le district des îles.