On y arrive en voiture par plusieurs routes fort belles, avec des ponts jetés sur divers bras de mer.
En parcourant ces allées ombragées, vous pouvez vous croire à la campagne, mais c'est une campagne monotone et artificielle. Pas de mouvement de terre, toujours le même arbre: comment produire de grands effets pittoresques avec de telles données? Le soin des hommes ne supplée qu'imparfaitement à la pauvreté de la nature. Ils ont fait ici tout ce qui pouvait se faire malgré le bon Dieu: c'est toujours bien peu de chose. Sous cette zone, les plantes de serre chaude, les fruits exotiques, même les produits des mines; l'or et les pierres précieuses sont moins rares que les arbres les plus communs de nos forêts: avec la richesse on se procure ici tout ce qui vient sous verre: c'est beaucoup comme sujet de description dans un conte de fée, cela ne suffit pas dans un parc. Une des châtaigneraies, une des chênaies de nos collines seraient des merveilles à Pétersbourg: des maisons italiennes entourées d'arbres de Laponie, et remplies de fleurs de tous les pays, font un contraste extraordinaire plutôt qu'agréable.
Les Parisiens qui n'oublient jamais Paris appelleraient cette campagne peignée les champs Élysées russes. Cependant c'est plus grand, plus champêtre et à la fois plus orné, plus artificiel que notre promenade de Paris. C'est aussi plus éloigné des quartiers élégants. Le district des îles est tout à la fois une ville et une campagne; quelques prés conquis sur la fange des tourbières vous font par moments croire qu'il y a là des bois, des villages, des champs véritables: tandis que des maisons en forme de temples, des pilastres encadrant des serres chaudes, des colonnades devant des palais, des salles de spectacle à péristyles antiques, vous prouvent que vous n'êtes pas sorti de la ville.
Les Russes s'enorgueillissent à juste titre de ce jardin arraché à tant de frais au sol spongieux de Pétersbourg. Mais si la nature est vaincue, elle se souvient de sa défaite, et ne se soumet qu'avec humeur; les friches recommencent de l'autre côté de la haie du parc. Heureux les pays où la terre et le ciel luttent de profusion pour embellir le séjour de l'homme et pour lui rendre la vie facile et douce!
J'insisterais peu sur les désagréments de ce sol disgracié; je ne regretterais pas tant le soleil du Midi en voyageant dans le Nord, si les Russes affectaient moins de dédaigner ce qui manque à leur pays: leur parfait contentement s'étend jusqu'au climat, jusqu'à la terre; naturellement portés aux fanfaronnades ils sont fats même pour la nature, comme ils sont fiers de la société qui les environne; ces prétentions m'empêchent de me résigner comme ce serait mon devoir, et comme c'était mon intention, à tous les inconvénients des contrées septentrionales.
Le delta renfermé entre la ville et l'une des embouchures de la Néva est aujourd'hui entièrement occupé par cette espèce de parc; il est cependant compris dans l'enceinte de Pétersbourg: les villes russes renferment des pays. Celui-ci serait devenu un des quartiers populeux de la nouvelle capitale si l'on avait suivi plus exactement le plan du fondateur. Mais peu à peu Pétersbourg s'est réfugié au midi du fleuve dans l'espoir d'échapper aux inondations et le terrain marécageux des îles a été réservé exclusivement aux maisons de printemps des personnes les plus riches et les plus élégantes de la cour: ces maisons sont à moitié cachées sous l'eau et sous la neige pendant neuf mois de l'année; alors les loups font la ronde autour du pavillon de l'Impératrice. Mais rien n'égale pendant les trois autres mois le luxe de fleurs de ces casins glacés le reste du temps; néanmoins sous cette élégance factice, perce le naturel des indigènes; la manie de briller est la passion dominante des Russes; aussi dans leurs salons, les fleurs sont-elles placées non pas de manière à rendre l'intérieur de l'habitation plus agréable, mais à être admirées du dehors: c'est absolument le contraire de ce qui se voit en Angleterre où l'on se garde avant tout de tapisser sur la rue. Les Anglais sont les hommes de la terre qui ont su le mieux remplacer le style par le goût: leurs monuments sont des chefs-d'œuvre de ridicule, et leurs habitations particulières, des modèles d'élégance et de bon sens.
Aux îles, toutes les maisons et tous les chemins se ressemblent. Dans cette promenade l'étranger erre sans ennui, du moins le premier jour. L'ombre du bouleau est transparente; mais sous le soleil du Nord on ne cherche pas une feuillée bien épaisse. Un canal succède à un lac, une prairie à un bosquet, une cabane à une villa, une allée à une allée au bout de laquelle vous retrouvez des sites tout pareils à ceux que vous venez de laisser derrière vous. Ces tableaux rêveurs captivent l'imagination sans l'intéresser vivement, sans piquer la curiosité: c'est du repos; et le repos est chose précieuse à la cour de Russie. Toutefois il n'y est pas estimé ce qu'il vaut.
Pendant quelques mois un théâtre égaye tant qu'il peut ce quartier d'été des grands seigneurs russes. Aux alentours de la salle de spectacle, des rivières artificielles, des canaux ombragés, forment des allées d'eau, même cette eau s'étend quelquefois en petits lacs qui nourrissent l'herbe de leurs rives… l'herbe!… merveilleuse création de l'art sous un sol qui de soi ne produit que de la bruyère et des lichens; on se promène entre une infinité d'habitations obstruées de fleurs et cachées parmi les arbres comme les fabriques d'un parc anglais; mais malgré ces prodiges, la pâle et monotone verdure du bouleau attriste toujours l'aspect de cette ville jardin! Là le luxe le plus dispendieux ne peut s'appeler du superflu, car il y faut épuiser toutes les ressources de l'art, et dépenser des trésors pour produire ce qui vient de soi-même ailleurs, ce qu'on regarde comme des choses de pure nécessité.
Une lointaine forêt de pins élève par intervalles ses maigres et tristes aiguilles au-dessus des toits de quelques villas bâties en planches et peintes en pierre. Ces souvenirs de la solitude percent à travers la parure éphémère des jardins comme pour témoigner de la rigueur de l'hiver et du voisinage de la Finlande.
Le but de la civilisation du Nord est sérieux. Sous ces climats la société est le fruit, non des plaisirs de l'homme, non d'intérêts et de passions faciles à contenter, mais d'une volonté persistante et toujours contrariée qui pousse les peuples à d'incompréhensibles efforts. Là si les individus s'unissent, c'est pour lutter contre une nature rebelle et qui répond toujours avec peine aux appels qu'on lui fait. Cette tristesse, cette âpreté du monde physique engendre un ennui qui me fait comprendre les tragédies du monde politique si fréquentes dans cette cour. Là le drame se passe dans le monde positif, tandis que le théâtre reste livré au vaudeville qui ne fait peur à personne; en fait de spectacle ce qu'on préfère ici c'est le Gymnase, en fait de lecture, Paul de Kock. Les divertissements futiles sont les seuls permis en Russie. Sous un tel ordre de choses la vie réelle est trop sérieuse pour admettre une littérature grave. La farce, l'idylle ou l'apologue, bien voilé, peuvent seuls subsister en présence d'une si terrible réalité. Que si sous cette température hostile les précautions du despotisme viennent encore accroître les difficultés de l'existence, tout bonheur sera refusé à l'homme, tout repos lui deviendra impossible. Paix, félicité: ce sont ici des mots aussi vagues que celui de paradis. Paresse sans loisir, inertie inquiète: voilà le résultat inévitable de l'autocratie boréale.
Les Russes jouissent peu de cette campagne qu'ils ont créée à leur porte. Les femmes vivent l'été aux îles comme l'hiver à Pétersbourg: se levant tard, faisant leur toilette le jour, des visites le soir, et jouant toute la nuit: s'oublier, s'étourdir: tel est le but apparent de toutes les existences.