Les attelages sont pittoresques; les chevaux ont de la vitesse, du nerf et du sang, mais les équipages que j'ai vus réunis ce soir aux îles, sans en excepter les voitures des plus grands seigneurs, sont dépourvus d'élégance, ils manquent même de propreté. Ceci m'explique le désordre, la négligence des domestiques du grand-duc héritier, la pesanteur, le vilain vernis de ses carrosses que j'ai vus lors du passage de ce prince à Ems. La magnificence en gros, le luxe voyant, la dorure, l'air de grandeur, sont naturels aux seigneurs russes: l'élégance, le soin, la propreté ne le sont pas. Autre chose est d'aimer à étonner les passants par l'opulence, autre chose de jouir de la richesse, même en secret, comme d'un moyen de se cacher à soi-même le plus qu'on peut les tristes conditions de l'existence humaine.
On m'a conté ce soir plusieurs traits curieux relatifs à ce que nous appelons l'esclavage des paysans russes.
Il est difficile de nous faire une juste idée de la vraie position de cette classe d'hommes qui n'ont aucun droit reconnu, et qui cependant sont la nation même. Privés de tout par les lois, ils ne sont pas aussi dégradés au moral qu'ils sont socialement avilis; ils ont de l'esprit, quelquefois de la fierté; mais ce qui domine dans leur caractère et dans la conduite de leur vie entière, c'est la ruse. Personne n'a le droit de leur reprocher cette conséquence trop naturelle de leur situation. Ce peuple toujours en garde contre des maîtres dont il éprouve à chaque instant la mauvaise foi effrontée, compense à force de finesse le manque de probité des seigneurs envers leurs serfs.
Les rapports du paysan avec le possesseur de la terre ainsi qu'avec la patrie, c'est-à-dire l'Empereur qui représente l'État, seraient un objet d'étude digne à lui seul d'un long séjour dans l'intérieur de la Russie.
Dans beaucoup de parties de l'Empire les paysans croient qu'ils appartiennent à la terre, condition d'existence qui leur paraît naturelle, tandis qu'ils ont peine à comprendre comment des hommes sont la propriété d'un homme. Dans beaucoup d'autres contrées les paysans pensent que la terre leur appartient. Ceux-ci sont les plus heureux, s'ils ne sont les plus soumis des esclaves.
Il y en a qui, lorsqu'on les met en vente, envoient au loin prier un maître dont la réputation de bonté est venue jusqu'à eux, de les acheter, eux, leurs terres, leurs enfants et leurs bêtes, et si ce seigneur, célèbre parmi eux pour sa douceur (je ne dis pas pour sa justice, le sentiment de la justice est inconnu en Russie, même parmi les hommes dénués de tout pouvoir), si ce seigneur désirable n'a pas d'argent, ils lui en donnent afin d'être sûrs qu'ils n'appartiendront qu'à lui. Alors le bon seigneur, pour contenter ses nouveaux paysans, les achète de leurs propres deniers et les accepte comme serfs; puis il les exempte d'impôts pendant un certain nombre d'années, les dédommageant ainsi du prix de leurs personnes qu'ils lui ont payé d'avance, en acquittant pour lui la somme qui représente la valeur du domaine dont ils dépendent, et dont ils l'ont, pour ainsi dire, forcé de devenir propriétaire. Voilà comment le serf opulent met le seigneur pauvre en état de le posséder à perpétuité, lui et ses descendants. Heureux de lui appartenir et à sa postérité, pour échapper par là au joug d'un maître inconnu, ou d'un seigneur réputé méchant. Vous voyez que la sphère de leur ambition n'est pas encore bien étendue.
Le plus grand malheur qui puisse arriver à ces hommes plantes, c'est de voir leur sol natal vendu: on les vend toujours avec la glèbe à laquelle ils sont toujours attachés; le seul avantage réel qu'ils aient retiré jusqu'ici de l'adoucissement des lois modernes, c'est qu'on ne peut plus vendre l'homme sans la terre. Encore cette défense est-elle éludée par des moyens connus de tout le monde: ainsi au lieu de vendre une terre entière avec ses paysans, on vend quelques arpents et cent et deux cents hommes par arpent. Si l'autorité apprend cette escobarderie, elle sévit; mais elle a rarement l'occasion d'intervenir, car entre le délit et la justice suprême, c'est-à-dire l'Empereur, il y a tout un monde de gens intéressés à perpétuer et à dissimuler les abus…
Les propriétaires souffrent autant que les serfs de cet état de choses, surtout ceux dont les affaires sont dérangées. La terre est difficile à vendre, si difficile qu'un homme qui a des dettes et qui veut les payer, finit par emprunter à la banque impériale les sommes dont il a besoin, et la banque prend hypothèque sur les biens de l'emprunteur. Il résulte de là que l'Empereur devient le trésorier et le créancier de toute la noblesse russe, et que la noblesse ainsi bridée par le pouvoir suprême est dans l'impossibilité de remplir ses devoirs envers le peuple.
Un jour, un seigneur voulait vendre une terre: la nouvelle de ce projet met le pays en alarme; les paysans du seigneur députent vers lui les anciens du village qui se jettent à ses pieds et lui disent en pleurant qu'ils ne veulent pas être vendus. «Il le faut, répond le seigneur, il n'est pas dans mes principes d'augmenter l'impôt que paient mes paysans; cependant je ne suis pas assez riche pour garder une terre qui ne me rapporte presque rien.—N'est-ce que cela, s'écrient les députés des domaines du seigneur, nous sommes assez riches, nous, pour que vous puissiez nous garder.» Aussitôt, de leur plein gré, ils fixent leurs redevances au double de ce qu'ils payaient depuis un temps immémorial.
D'autres paysans, avec moins de douceur et une finesse plus détournée, se révoltent contre leur maître, uniquement dans l'espoir qu'ils deviendront serfs de la couronne. C'est le but de l'ambition de tous les paysans russes.
Affranchissez brusquement de tels hommes, vous mettez le feu au pays. Du moment où les serfs séparés de la terre verraient qu'on la vend, qu'on la loue, qu'on la cultive sans eux, ils se lèveraient en masse, en criant qu'on les dépouille de leur bien.
Dernièrement dans un village lointain où le feu avait pris, les paysans qui se plaignaient de leur seigneur à cause de sa tyrannie, ont profité du désordre qu'ils avaient peut-être causé eux-mêmes, pour se saisir de leur ennemi, c'est-à-dire de leur maître, pour l'entraîner à l'écart, l'empaler et le faire rôtir au feu même de l'incendie; ils ont cru se justifier suffisamment de ce crime en assurant par serment que cet infortuné avait voulu brûler leurs maisons et qu'ils n'avaient fait que se défendre.
Sur de tels actes l'Empereur ordonne le plus souvent la déportation du village entier en Sibérie; voilà ce qu'on appelle à Pétersbourg: peupler l'Asie.
Quand je pense à ces faits et à une foule d'autres cruautés plus ou moins secrètes qui ont lieu journellement dans le fond de cet immense Empire, où les distances favorisent également la révolte et l'oppression, je prends le pays, le gouvernement et toute la population en haine; un malaise indéfinissable me saisit, je ne songe plus qu'à fuir.
Le luxe de fleurs et de livrées étalé chez les grands m'amusait; il me révolte, et je me reproche comme un crime le plaisir que j'ai pris à le contempler d'abord: la fortune d'un propriétaire se suppute ici en têtes de paysans. L'homme non libre est monnayé, il vaut l'un dans l'autre dix roubles par an à son propriétaire qu'on appelle libre parce qu'il a des serfs. Il y a des contrées où chaque paysan rapporte trois et quatre fois cette somme à son seigneur. En Russie, la monnaie humaine change de valeur comme chez nous la terre, qui double de prix selon les débouchés qu'on trouve à ses produits. Je passe ici mon temps à calculer malgré moi, combien il faut de familles pour payer un chapeau, un châle; si j'entre dans une maison, un rosier, un hortensia, ne sont pas à mes yeux ce qu'ils me paraîtraient ailleurs: tout me semble teint de sang; je ne vois de la médaille que le revers. La somme des âmes condamnées à souffrir jusqu'à la mort pour compléter les aunes d'étoffe employées dans l'ameublement, dans l'ajustement d'une jolie femme de la cour, m'occupe plus que sa parure et sa beauté. Absorbé par le travail de cette triste supputation, je me sens devenir injuste; il est telle personne dont la figure toute charmante me rappelle, en dépit de mes réclamations secrètes, les caricatures contre Bonaparte répandues en 1813 dans la France et dans l'Europe. Quand vous aperceviez d'un peu loin le colosse de l'Empereur, il était ressemblant, mais en regardant de près cette image, vous reconnaissiez que chaque trait du visage était un composé de cadavres mutilés.