Выбрать главу

M. de Repnin gouvernait l'Empire et l'Empereur: M. de Repnin est disgracié depuis deux ans, et depuis deux ans la Russie n'a pas entendu prononcer ce nom, qui naguère était dans toutes les bouches. Il est tombé en un jour du faîte du pouvoir dans la plus profonde obscurité: personne n'ose se souvenir de lui ni même croire à sa vie, non pas à sa vie présente, mais à sa vie passée. En Russie, le jour de la chute d'un ministre, les amis deviennent sourds et aveugles. Un homme est enterré aussitôt qu'il a l'air disgracié. Je dis l'air parce qu'on ne s'avance jamais jusqu'à dire qu'un homme soit disgracié, quoiqu'il le paraisse quelquefois. Avouer la disgrâce c'est tuer. Voilà pourquoi la Russie ne sait pas aujourd'hui si le ministre qui la gouvernait hier existe. Sous Louis XV l'exil de M. du Choiseul fut un triomphe; en Russie la retraite du M. de Repnin est la mort.

À qui le peuple en appellera-t-il un jour du mutisme des grands? Quelle explosion de vengeance prépare contre l'autocratie l'abdication d'une aussi lâche aristocratie? Que fait la noblesse russe? elle adore l'Empereur, et se rend complice des abus du pouvoir souverain pour continuer elle-même à opprimer le peuple, qu'elle fustigera tant que le dieu qu'elle sert lui laissera le fouet et la main (notez que c'est elle qui a créé ce dieu). Était-ce là le rôle que lui réservait la Providence dans l'économie de ce vaste Empire? Elle en occupe les postes d'honneur? Qu'a-t-elle fait pour les mériter? Le pouvoir exorbitant et toujours croissant du maître est la trop juste punition de la faiblesse des grands. Dans l'histoire de Russie personne, hors l'Empereur, n'a fait son métier; la noblesse, le clergé, toutes les classes de la société se sont manqué à elles-mêmes. Un peuple opprimé a toujours mérité sa peine; la tyrannie est l'œuvre des nations. Ou le monde civilisé passera de nouveau avant cinquante ans sous le joug des barbares, ou la Russie subira une révolution plus terrible que ne le fut la révolution dont l'Occident de l'Europe ressent encore les effets.

Je remarque qu'on me craint ici parce qu'on sait que j'écris avec conviction; nul étranger ne peut mettre le pied dans ce pays sans se sentir aussitôt pesé et jugé. «C'est un homme sincère, pense-t-on, donc il peut être dangereux?» Voyez la différence: sous le gouvernement des avocats, un homme sincère n'est qu'inutile! «La haine du despotisme règne vaguement en France, disent-ils; elle est exagérée, et n'est point éclairée, aussi nous la bravons; mais le jour où un voyageur, croyable parce qu'il croit, dira les abus réels qui ne peuvent manquer de lui sauter aux yeux chez nous, on nous verra tels que nous sommes. Aujourd'hui la France aboie contre nous sans nous connaître; elle nous mordra le jour où elle nous connaîtra.»

Les Russes me font trop d'honneur sans doute par cette inquiétude; mais, malgré la dissimulation de ces cœurs profonds, ils ne peuvent me cacher leur préoccupation à mon égard. Je ne sais si je dirai ce que je pense de leur pays, mais je sais qu'ils se rendent justice à eux-mêmes quand ils redoutent les vérités que je puis dire.

Les Russes ont le nom de tout et ils n'ont la chose de rien; ils ne sont riches qu'en affiches: lisez les étiquettes, ils ont la civilisation, la société, la littérature, le théâtre, les arts, la science, mais ils n'ont pas un médecin; le savoir consciencieux est inconnu dans une société qui vient de naître. Êtes-vous malade, avez-vous la fièvre? traitez-vous vous-même, ou faites appeler un médecin étranger. Si vous demandez à tout hasard le médecin accrédité dans le quartier que vous habitez, vous êtes mort, car la médecine russe est dans l'enfance. Hors le médecin de l'Empereur, qui est Russe et savant, m'a-t-on dit, les seuls docteurs qui ne vous assassinent pas sont pour la plupart des Allemands attachés aux princes: mais les princes vivent dans un mouvement perpétuel; vous ne pouvez savoir positivement où ils sont: vous n'avez donc, à proprement parler, point de médecin. Ceci n'est pas une imagination; c'est le résultat d'un fait que j'ai observé de mes yeux depuis plusieurs jours, et que je me refuse le plaisir de caractériser davantage dans ce récit pour ne compromettre personne. Comment faire courir à 20, 40 ou 60 werstes (deux lieues de France font sept werstes) pour savoir quel mal vous avez? Et si, après avoir envoyé chercher le médecin à la résidence habituelle de son prince, on ne l'y trouve pas, que devient votre espoir? «M. le docteur n'est point ici.» Vous ne pouvez obtenir d'autre réponse; quel parti prendre? vous informer ailleurs? Mais en Russie tout est matière à silence, tout sert à montrer la vertu favorite du pays, la réserve; l'occasion de passer pour discret ne peut manquer à qui sait la saisir, et quel Russe ne voudrait pas se faire valoir à si peu de frais? On doit ignorer les projets et la marche des grands ou des gens attachés à leur personne par un emploi de confiance tel que celui de médecin; tout ce qu'il ne leur plaît pas d'en faire connaître officiellement à des hommes nés courtisans et dont la passion est l'obéissance doit rester secret. Ici le mystère tient lieu de mérite: si vous avez été éconduit par une première réponse évasive, gardez-vous bien de revenir à la charge et de recommencer vos questions. Vous êtes malade? c'est bon: ou vous guérirez tout seul ou vous mourrez; ou vous attendrez le retour de votre médecin.

Au surplus, le plus habile de ces docteurs de princes est encore fort inférieur au dernier de nos médecins d'hôpitaux; les plus savants praticiens ne tardent pas à se rouiller quand ils passent leur vie dans une cour. La cour a beau tenir lieu de tout à Pétersbourg, rien ne remplace pour le praticien l'expérience qu'il acquiert au lit du malade. Je lirais avec un vif intérêt de curiosité les Mémoires secrets et véridiques d'un médecin de cour en Russie, mais je ne suivrai pas ses ordonnances; ces hommes sont placés pour être meilleurs chroniqueurs que docteurs. Donc, en dernière analyse, ce que vous avez de mieux à faire si vous tombez malade chez ce peuple soi-disant civilisé, c'est de vous croire parmi des sauvages et de laisser agir la nature.

En rentrant chez moi ce soir j'y ai trouvé une lettre qui m'a causé la plus agréable surprise. Grâce à la protection de notre ambassadeur je serai admis demain dans la chapelle Impériale et j'y verrai le mariage de la grande-duchesse.

Paraître à la cour avant d'être présenté, c'est contre toutes les lois de l'étiquette; j'étais loin d'espérer une telle faveur. L'Empereur me l'accorde. Le comte Woronzoff, grand maître des cérémonies, sans m'avoir prévenu, car il ne voulait pas me leurrer d'une vague espérance, avait envoyé un courrier à Péterhoff, qui est à dix lieues de Saint-Pétersbourg, afin de supplier Sa Majesté de vouloir bien ordonner de mon sort pour le lendemain. Ce soin gracieux n'a pas été perdu. L'Empereur a répondu que je verrais le mariage dans la chapelle de la cour, et que je serais présenté sans cérémonie le soir du même jour au bal.

À demain donc au sortir de la chapelle Impériale.

FIN DU PREMIER VOLUME.

NOTES

[1: La suprématie du pontife romain, présidant aux droits et aux décrets de l'Église, assure la perpétuité de la foi; voilà pourquoi le vicaire de Jésus-Christ restera souverain temporel tant que les chrétiens n'auront pas trouvé un autre moyen de lui garantir l'indépendance. C'est à lui d'user des grandeurs sans en abuser; devoir chrétien que les malheurs de l'Église ne lui ont que trop enseigné. Le faible et tout pacifique pouvoir que la politique a laissé au représentant de Dieu sur la terre n'est plus aujourd'hui pour ce prêtre le chef de tous les prêtres, qu'un moyen de donner au monde l'exemple unique des vertus de l'apôtre, pratiquées sur le trône; et ce qui lui rendra possible cet effort surnaturel, c'est le sentiment de sa dignité. Il sait qu'il est nécessaire à l'Église et que l'Église est nécessaire à l'accomplissement des vues de Dieu sur le genre humain; cette conviction suffirait pour élever un homme ordinaire au-dessus de l'humanité.]