L'Impératrice a la taille la plus élégante; et malgré son excessive maigreur, je trouve à toute sa personne une grâce indéfinissable. Son attitude, loin d'être orgueilleuse, comme on me l'avait annoncé, exprime l'habitude de la résignation. En entrant dans la chapelle, elle était fort émue, elle m'a paru mourante: une convulsion nerveuse agite les traits de son visage, elle lui fait même quelquefois branler la tête; ses yeux creux, bleus et doux trahissent des souffrances profondes, supportées avec un calme angélique; son regard plein de sentiment a d'autant plus de puissance qu'elle pense moins à lui en donner: détruite avant le temps, elle n'a pas d'âge, et l'on ne saurait, en la voyant, deviner ses années; elle est si faible qu'on dirait qu'elle n'a pas ce qu'il faut pour vivre: elle tombe dans le marasme, elle va s'éteindre, elle n'appartient plus à la terre; c'est une ombre. Elle n'a jamais pu se remettre des angoisses qu'elle ressentit le jour de son avènement au trône: le devoir conjugal a consumé le reste de sa vie.
Elle a donné trop d'idoles à la Russie, trop d'enfants à l'Empereur. «S'épuiser en grands-ducs: quelle destinée!…» disait une grande dame polonaise qui ne se croit pas obligée d'adorer en paroles ce qu'elle hait dans le cœur.
Tout le monde voit l'état de l'Impératrice; personne n'en parle; l'Empereur l'aime; a-t-elle la fièvre, est-elle au lit, il la soigne lui-même; il veille près d'elle, prépare ses boissons, les lui fait avaler comme une garde-malade; dès qu'elle est sur pied, il la tue de nouveau à force d'agitation, de fêtes, de voyages, d'amour; mais sitôt que le danger est déclaré, il renonce à ses projets; il a horreur des précautions qui préviendraient le mal; femme, enfants, serviteurs, parents, favoris, en Russie tout doit suivre le tourbillon Impérial en souriant jusqu'à la mort.
Tout doit s'efforcer d'obéir à la pensée du souverain; cette pensée unique fait la destinée de tous; plus une personne est placée près de ce soleil des esprits, et plus elle est esclave de la gloire attachée à son rang; l'Impératrice en meurt.
Voilà ce que chacun sait ici et ce que personne ne dit, car, règle générale, personne ne profère jamais un mot qui pourrait intéresser vivement quelqu'un; ni l'homme qui parle, ni l'homme à qui l'on parle ne doivent avouer que le sujet de leur entretien mérite une attention soutenue ou réveille une passion vive. Toutes les ressources du langage sont épuisées à rayer du discours l'idée et le sentiment, sans toutefois avoir l'air de les dissimuler, ce qui serait gauche. La gêne profonde qui résulte de ce travail prodigieux, prodigieux surtout par l'art avec lequel il est caché, empoisonne la vie des Russes. Un tel tourment sert d'expiation à des hommes qui se dépouillent volontairement des deux plus grands dons de Dieu: l'âme et la parole qui la communique; autrement dit, le sentiment et la liberté.
Plus je vois la Russie, plus j'approuve l'Empereur lorsqu'il défend aux Russes de voyager, et rend l'accès de son pays difficile aux étrangers. Le régime politique de la Russie ne résisterait pas vingt ans à la libre communication avec l'Occident de l'Europe. N'écoutez pas les forfanteries des Russes; ils prennent le faste pour l'élégance, le luxe pour la politesse, la police et la peur pour les fondements de la société. À leur sens, être discipliné c'est être civilisé; ils oublient qu'il y a des sauvages de mœurs très-douces et des soldats fort cruels; malgré toutes leurs prétentions aux bonnes manières, malgré leur instruction superficielle et leur profonde corruption précoce, malgré leur facilité à deviner et à comprendre le positif de la vie, les Russes ne sont pas encore civilisés. Ce sont des Tatares enrégimentés, rien de plus.
Ceci ne veut pas dire qu'on doive les mépriser; plus ils ont conservé de rudesse dans l'âme sous les formes adoucies du langage social, et plus je les trouve redoutables. En fait de civilisation, ils se sont jusqu'à présent contentés de l'apparence; mais si jamais ils peuvent se venger de leur infériorité réelle, ils nous feront cruellement expier nos avantages.
Ce matin, après m'être habillé à la hâte pour me rendre à la chapelle Impériale, seul dans ma voiture, je suivais, à travers les places et les rues qui conduisent au palais, la voiture de l'ambassadeur de France, et j'examinais avec curiosité tout ce qui se trouvait sur mon passage. J'ai remarqué les abords du palais et les troupes qui ne me parurent pas assez magnifiques pour leur réputation; cependant les chevaux sont superbes; la place immense qui sépare la demeure du souverain du reste de la ville était traversée en sens divers par les voitures de la cour, par des hommes en livrée et par des soldats en uniformes de toutes couleurs. Les Cosaques sont les plus remarquables. Malgré l'affluence il n'y avait pas foule tant l'espace est vaste.
Dans les États nouveaux il y a du vide partout, surtout quand leur gouvernement est absolu; l'absence de liberté crée la solitude et répand la tristesse. Il n'y a de peuplés que les pays libres.
Il m'a paru que les équipages des personnes de la cour avaient bon air sans être véritablement soignés, ni élégants. Les voitures, mal peintes, encore plus mal vernies, sont d'une forme peu légère et attelées de quatre chevaux; les traits de ces attelages sont démesurément longs.
Un cocher conduit les chevaux du timon; un petit postillon, vêtu en robe persane longue comme l'armiak[1] du cocher, est planté tout au bout de l'attelage, sur ou plutôt dans une selle creuse, épaisse, rembourrée et relevée par devant et par derrière comme un oreiller; cet enfant nommé, je crois, d'après l'allemand: le vorreiter et en russe le faleiter, est toujours juché, remarquez bien ceci, sur le cheval de droite de la volée; c'est le contraire de l'usage suivi dans tous les autres pays, où le postillon monte à gauche afin d'avoir la main droite libre pour diriger le cheval de trait; cette manière d'atteler m'a frappé par sa singularité: la vivacité, le nerf des chevaux russes, qui tous ont de la race, si tous n'ont de la beauté; la dextérité des cochers, la richesse des habits, tout l'ensemble du spectacle annonce des splendeurs que nous ne connaissons plus; c'est encore une puissance que la cour de Russie; la cour de tous les autres pays, même la plus brillante, n'est plus qu'un spectacle.
J'étais préoccupé de cette différence et d'une foule de réflexions que me suggérait la nouveauté des objets en présence desquels je me trouvais, lorsque ma voiture s'arrête sous un péristyle grandiose, où l'on descend à couvert au milieu des mille bruits divers d'une foule dorée, toute composée de courtisans très-raffinés dans leur air. Ceux-ci étaient accompagnés de leurs vassaux très-sauvages en apparence comme en réalité; le costume des valets est presque aussi éclatant que celui des maîtres. Les Russes ont un grand goût pour ce qui reluit, et c'est surtout dans les solennités de cour que leur luxe en ce genre se déploie.
En descendant de voiture, à la hâte pour ne pas me séparer des personnes qui s'étaient chargées de moi, je m'aperçus à peine d'un coup assez violent que je me donnai à la jambe contre le marchepied, où l'éperon de ma botte fut au moment de s'accrocher; mais figurez-vous mon angoisse lorsqu'un instant après cet accident, en posant le pied sur la première marche du superbe escalier du palais d'hiver, je vis que je venais de perdre un de mes éperons, et, ce qui était bien pis, que l'éperon en se détachant avait emporté avec lui le talon de la botte dans lequel il était fixé! J'étais donc à moitié déchaussé d'un pied. Près de paraître pour la première fois devant un homme qu'on dit aussi minutieux qu'il est supérieur et puissant, cet accident me parut un vrai malheur. Les Russes sont moqueurs, et l'idée de leur prêter à rire dès mon début m'était singulièrement désagréable. Que faire? retourner sous le péristyle pour y chercher le débris de ma chaussure; à quoi bon? des voitures avaient déjà passé sur ce fragment de botte. Retrouver le talon perdu, ce serait un miracle impossible à espérer; d'ailleurs qu'en ferais-je? le porterais-je à la main pour entrer dans le palais? Que résoudre? Fallait-il quitter l'ambassadeur de France et m'en retourner chez moi? mais dans un pareil moment c'eût été déjà faire scène; d'un autre côté, me montrer dans l'état où j'étais, c'était me perdre dans l'esprit du maître et de ses courtisans, et je n'ai nulle philosophie contre un ridicule auquel je suis venu m'exposer volontairement. En ce genre, c'est bien assez de supporter l'inévitable… Les désagréments qu'on s'attire à plaisir à mille lieues de chez soi me paraissent insupportables. Il est si facile de ne pas aller, que lorsqu'on va gauchement on est impardonnable.