Au lieu de me reposer je vous écris. Voilà comme je vis en voyage.
Au sortir du palais j'ai retrouvé ma voiture sans peine; je vous le répète: il n'y a de grande affluence nulle part en Russie; l'espace y est toujours trop vaste pour ce qu'on y fait. C'est l'avantage d'un pays où il n'y a pas de nation. La première fois qu'il y aura presse à Pétersbourg on s'y écrasera; dans une société arrangée comme l'est celle-ci la foule ce serait la révolution.
Le vide qui règne ici partout fait paraître les monuments trop petits pour les lieux; ils se perdent dans l'immensité. La colonne d'Alexandre passe pour être plus haute que celle de la place Vendôme à cause des dimensions de son piédestal; le fût est d'un seul morceau de granit: et c'est le plus grand de tous ceux qui aient jamais été travaillés de main d'homme: eh bien! cette immense colonne élevée entre le palais d'hiver et le demi-cercle de bâtiments qui termine une des extrémités de la place fait à l'œil l'effet d'un pieu; et les maisons qui bordent cette place semblent si plates et si basses qu'elles ont l'air d'une palissade. Figurez-vous une enceinte où cent mille hommes manœuvreraient sans la remplir et sans qu'elle fût peuplée à l'œiclass="underline" rien n'y peut paraître grand. Cette place ou plutôt ce champ de Mars russe est fermée par le palais d'hiver dont les façades viennent d'être rebâties sur les plans de l'ancien palais de l'Impératrice Elisabeth. Celui-ci du moins repose les yeux des roides et mesquines imitations de tant de monuments d'Athènes et de Rome: il est dans le goût de la régence, c'est du Louis XIV dégénéré, mais très-grand. Le côté de la place opposé au palais d'hiver est terminé en demi-cercle et clos par des bâtiments où l'on a établi plusieurs ministères: ces édifices sont pour la plupart construits dans le style grec antique. Singulier goût!… des temples élevés à des commis! Le long de la même place se trouvent les bâtiments de l'Amirauté; ceux-ci sont pittoresques, leurs petites colonnes, leurs aiguilles dorées, leurs chapelles font un bon effet. Une allée d'arbres orne la place en cet endroit et la rend moins monotone. Vers l'une des extrémités de ce champ immense, du côté opposé à la colonne d'Alexandre, s'élève l'église de Saint-Isaac avec son péristyle colossal, et sa coupole d'airain encore à moitié cachée sous les échafaudages de l'architecte; plus loin on voit le palais du Sénat et d'autres édifices toujours en forme de temples païens quoiqu'ils servent d'habitation au ministre de la guerre; puis dans un angle avancé que forme cette longue place, à son extrémité vers la Néva, on voit ou du moins on cherche à voir la statue de Pierre-le-Grand, supportée par son rocher de granit qui disparaît dans l'immensité comme un caillou sur la grève. La statue du héros a été rendue trop fameuse par l'orgueil charlatan de la femme qui la fit ériger; cette statue est bien au-dessous de sa réputation. Avec les édifices que je viens de vous nommer, il y aurait de quoi bâtir une ville entière, et pourtant ils ne meublent pas la grande place de Pétersbourg: c'est une plaine non de blé, mais de colonnes. Les Russes ont beau imiter avec plus ou moins de bonheur tout ce que l'art a produit de plus beau dans tous les temps et dans tous les pays, ils oublient que la nature est la plus forte. Ils ne la consultent jamais assez et elle se venge en les écrasant. Les chefs-d'œuvre n'ont été produits que par des hommes qui écoutaient et sentaient la nature. La nature est la pensée de Dieu, l'art est le rapport de la pensée humaine avec la puissance qui a créé le monde et qui le perpétue. L'artiste répète à la terre ce qu'il entend dans le cieclass="underline" il n'est que le traducteur de Dieu; ceux qui font d'eux-mêmes produisent des monstres.
Chez les anciens, les architectes entassaient les monuments dans des lieux escarpés et resserrés où le pittoresque du site ajoutait à l'effet des œuvres de l'homme. Les Russes qui croient reproduire l'antiquité, et qui ne font que l'imiter maladroitement, dispersent au contraire leurs bâtisses soi-disant grecques et romaines dans des champs sans limites, où l'œil les aperçoit à peine. L'architecture propre à un tel pays, ce n'était pas la colonnade du Parthénon, la coupole du Panthéon, c'était la tour de Pékin. C'est à l'homme de bâtir des montagnes dans une contrée à laquelle la nature a refusé tout mouvement de terrain: avec leur passion pour le style païen, les Russes construisent à rez de terre des frontons et des colonnades sans penser que sur un sol plat et nu, on a peine à distinguer des édifices si peu élevés. Aussi est-ce toujours des steppes de l'Asie qu'on se souvient dans ces cités où l'on a prétendu reproduire le forum romain[3]. Ils auront beau faire; la Moscovie tiendra toujours de l'Asie plus que de l'Europe. Le génie de l'Orient plane sur la Russie, qui abdique quand elle marche à la suite de l'Occident.
Le demi-cercle d'édifices qui correspond au palais Impérial produit, du côté de la place, l'effet d'un amphithéâtre antique manqué; il faut le regarder de loin; on n'y voit de près qu'une décoration recrépie tous les ans pour réparer les ravages de l'hiver. Les anciens bâtissaient avec des matériaux indestructibles sous un ciel conservateur; ici, avec un climat qui détruit tout, on élève des palais de bois, des maisons de planches et des temples de plâtre; aussi les ouvriers russes passent-ils leur vie à rebâtir pendant l'été ce que l'hiver a démoli; rien ne résiste à l'influence de ce climat; les édifices, même ceux qui paraissent le plus anciens, sont refaits d'hier; la pierre dure ici autant que le mortier et la chaux durent ailleurs. Le fût de la colonne d'Alexandre, ce prodigieux morceau de granit, est déjà lézardé par le froid; à Pétersbourg il faut employer le bronze pour soutenir le granit, et, malgré tant d'avertissements, on ne se lasse pas d'imiter dans cette ville les monuments des pays méridionaux. On peuple les solitudes du pôle de statues, de bas-reliefs soi-disant historiques, sans penser que dans ce pays les monuments vont encore moins loin que le souvenir. Les Russes font toutes sortes de choses; mais on dirait qu'avant même de les avoir terminées, ils se disent: quand quitterons-nous tout cela? Pétersbourg est comme l'échafaudage d'un édifice; l'échafaudage tombera quand le monument sera parfait. Ce chef-d'œuvre, non d'architecture, mais de politique, c'est la nouvelle Byzance, qui dans la secrète et profonde pensée des Russes, est la future capitale de la Russie et du monde.
En face du palais, une immense arcade perce le demi-cercle de bâtiments imités de l'antique; elle sert d'issue à la place; et conduit à la rue Morskoë; au-dessus de cette voûte énorme s'élève pompeusement un char à six chevaux de front, en bronze, conduits par je ne sais quelle figure allégorique ou historique. Je ne crois pas qu'on puisse voir ailleurs rien d'aussi mauvais goût que cette colossale porte cochère ouverte sous une maison, et toute flanquée d'habitations dont le voisinage bourgeois ne l'empêche pas d'être traitée d'arc de triomphe, grâce aux prétentions monumentales des architectes russes. J'irai bien à regret regarder de près ces chevaux dorés, et la statue et le char; mais fussent-ils d'un beau travail, ce dont je doute, ils sont si mal placés que je ne les admirerais pas. Dans les monuments, c'est d'abord l'harmonie de l'ensemble qui engage le curieux à examiner les détails; sans la beauté de la conception, qu'importe la finesse de l'exécution; d'ailleurs l'une et l'autre manquent également aux productions de l'art russe. Jusqu'à présent cet art n'est que de la patience; il consiste à imiter tant bien que mal, pour le transporter chez soi sans choix ni goût, ce qui a été inventé ailleurs. Quand on veut reproduire l'architecture antique, on ne devrait se permettre que la copie et encore dans des sites analogues. Tout cela est mesquin, quoique colossal; car en architecture ce n'est pas la dimension des murailles qui fait la grandeur, c'est la sévérité du style. Je ne puis assez m'étonner de la passion qu'on a ici pour les constructions aériennes. Sous un climat si rigoureux, qu'a-t-on à faire des portiques, des arcades, des colonnades, des péristyles d'Athènes et de Rome?