La sculpture en plein air me fait ici l'effet des plantes exotiques qu'il faudrait rentrer tous les automnes; rien ne convient moins que ce faux luxe aux habitudes ni au génie de ce peuple, ni à son sol, ni à son climat. Dans un pays où il y a quelquefois 80 degrés de différence entre la température de l'hiver et celle de l'été, on devrait renoncer à l'architecture des beaux climats. Mais les Russes ont pris l'habitude de traiter la nature même en esclave, et de compter le temps pour rien. Imitateurs obstinés, ils prennent leur vanité pour du génie et se croient appelés à reproduire chez eux, tout à la fois et sur une plus grande échelle, les monuments du monde entier. Cette ville avec ses quais de granit est une merveille, mais le palais de glace où l'Impératrice Catherine a donné une fête était une merveille aussi; il a duré ce que durent les flocons de neige, ces roses de Sibérie.
Ce que j'ai vu jusqu'à présent dans les créations des souverains de la
Russie, ce n'est pas l'amour de l'art, c'est l'amour-propre de l'homme.
Entre autres fanfaronnades, j'entends dire à beaucoup de Russes que leur climat s'adoucit. Dieu serait-il complice de l'ambition de ce peuple avide? Voudrait-il lui livrer jusqu'au ciel, jusqu'à l'air du Midi? Verrons-nous Athènes en Laponie, Rome à Moscou, et les richesses de la Tamise dans le golfe de Finlande? L'histoire des peuples se réduit-elle à une question de latitude et de longitude? Le monde assistera-t-il toujours aux mêmes scènes jouées sur d'autres théâtres?
Tandis que ma voiture, au sortir du palais, traversait rapidement le carré long formé par l'immense place que je viens de vous décrire, un vent violent soulevait des flots de poussière; je n'apercevais plus qu'à travers un voile mouvant les équipages qui sillonnaient rapidement dans tous les sens le rude pavé de la ville. La poussière de l'été est un des fléaux de Pétersbourg; c'est au point qu'elle me fait désirer la neige de l'hiver. Je n'ai eu que le temps de rentrer chez moi avant que l'orage éclatât; il vient d'épouvanter par des pronostics plus ou moins significatifs tous les superstitieux de la ville; les ténèbres en plein jour, une température étouffante, les coups de foudre qui redoublent et n'amènent point d'eau, un vent à emporter les maisons, une tempête sèche: tel est le spectacle que le ciel nous a donné pendant le banquet nuptial. Les Russes se rassurent en disant que l'orage a duré peu et que l'air est déjà plus pur qu'il n'était avant cette crise. Je raconte ce que je vois sans y prendre part; je n'apporte ici d'autre intérêt que celui d'un curieux attentif, mais étranger par le cœur à ce qui se passe sous ses yeux. Il y a entre la France et la Russie une muraille de la Chine: la langue et le caractère slave. En dépit des prétentions inspirées aux Russes par Pierre-le-Grand, la Sibérie commence à la Vistule.
Hier au soir, à sept heures, je suis retourné au palais avec plusieurs autres étrangers. Nous devions être présentés à l'Empereur et à l'Impératrice.
On voit que l'Empereur ne peut oublier un seul instant ce qu'il est, ni la constante attention qu'il excite; il pose incessamment, d'où il résulte qu'il n'est jamais naturel, même lorsqu'il est sincère; son visage a trois expressions dont pas une n'est la bonté toute simple. La plus habituelle me paraît toujours la sévérité. Une autre expression, quoique plus rare, convient peut-être mieux encore à cette belle figure, c'est la solennité; une troisième, c'est la politesse, et dans celle-ci se glissent quelques nuances de grâce qui tempèrent le froid étonnement causé d'abord par les deux autres. Mais, malgré cette grâce, quelque chose nuit à l'influence morale de l'homme, c'est que chacune de ces physionomies qui se succèdent arbitrairement sur la figure est prise ou quittée complètement, et sans qu'aucune trace de celle qui disparaît reste pour modifier l'expression nouvelle. C'est un changement de décoration à vue et que nulle transition ne prépare; on dirait d'un masque qu'on met et qu'on dépose à volonté. N'allez pas vous méprendre au sens que je donne ici à ce mot de masque; je l'emploie selon l'étymologie. En grec, hypocrite voulait dire acteur; l'hypocrite était un homme qui se masquait pour jouer la comédie. Je veux donc dire que l'Empereur est toujours dans son rôle, et qu'il le remplit en grand acteur.
Hypocrite ou comédien sont des mots malsonnants, surtout dans la bouche d'un homme qui prétend être impartial et respectueux. Mais il me semble que pour des lecteurs intelligents, les seuls auxquels je m'adresse, les paroles ne sont rien en elles-mêmes, et que l'importance des mots dépend du sens qu'on veut leur donner. Ce n'est pas à dire que la physionomie de ce prince manque de franchise, elle ne manque que de natureclass="underline" ainsi le plus grand des maux que souffre la Russie, l'absence de liberté, se peint jusque sur la face de son souverain: il a beaucoup de masques, il n'a pas un visage. Cherchez-vous l'homme? vous trouvez toujours l'Empereur.
Je crois qu'on peut tourner cette remarque à sa louange: il fait son métier en conscience. Avec une taille qui dépasse celle des hommes ordinaires comme son trône domine les autres sièges, il s'accuserait de faiblesse s'il était un instant tout bonnement, et s'il laissait voir qu'il vit, pense et sent comme un simple mortel. Sans paraître partager aucune de nos affections, il est toujours chef, juge, général, amiral, prince enfin; rien de plus, rien de moins[4]. Il se trouvera bien las vers la fin de sa vie; mais il sera placé haut dans l'esprit de son peuple et peut-être du monde, car la foule aime les efforts qui l'étonnent, elle s'enorgueillit en voyant la peine qu'on prend pour l'éblouir.
Les personnes qui ont connu l'Empereur Alexandre font de ce prince un éloge tout contraire: les qualités et les défauts des deux frères étaient opposés; ils n'avaient nulle ressemblance et ils n'éprouvaient nulle sympathie l'un pour l'autre. En ce pays la mémoire de l'Empereur défunt n'est guère honorée; mais cette fois l'inclination s'accorde avec la politique pour faire oublier le règne précédent. Pierre-le-Grand est plus près de Nicolas qu'Alexandre, et il est plus à la mode aujourd'hui. Si les ancêtres des Empereurs sont flattés, leurs prédécesseurs immédiats sont toujours calomniés.
L'Empereur actuel n'oublie la majesté suprême que dans ses rapports de famille. C'est là qu'il se souvient que l'homme primitif a des plaisirs indépendants de ses devoirs d'état; du moins j'espère pour lui que c'est ce sentiment désintéressé qui l'attache à son intérieur; ses vertus domestiques l'aident sans doute à gouverner en lui assurant l'estime du monde, mais il les pratiquerait, je le crois, sans calcul.
Chez les Russes le pouvoir souverain est respecté comme une religion dont l'autorité reste indépendante du mérite personnel de ses prêtres; les vertus du prince étant superflues, elles sont donc sincères.
Si je vivais à Pétersbourg je deviendrais courtisan, non par amour du pouvoir, non par avidité, ni par puérile vanité, mais dans le désir de découvrir quelque chemin pour arriver au cœur de cet homme unique et différant de tous les autres hommes: l'insensibilité n'est pas chez lui un vice de nature, c'est le résultat inévitable d'une position qu'il n'a pas choisie et qu'il ne peut quitter.