Выбрать главу

Abdiquer un pouvoir disputé, c'est quelquefois une vengeance; abdiquer un pouvoir absolu, ce serait une lâcheté.

Quoi qu'il en soit, la singulière destinée d'un Empereur de Russie m'inspire un vif intérêt de curiosité d'abord, de charité ensuite; comment ne pas compatir aux peines de ce glorieux exil?

J'ignore si l'Empereur Nicolas avait reçu de Dieu un cœur susceptible d'amitié; mais je sens que l'espoir de témoigner un attachement désintéressé à un homme auquel la société refuse des semblables pourrait tenir lieu d'ambition. Le souverain absolu est de tous les hommes celui qui moralement souffre le plus de l'inégalité des conditions, et ses peines sont d'autant plus grandes que, enviées du vulgaire, elles doivent paraître irrémédiables à celui qui les subit.

Le danger même donnerait à mon zèle l'attrait de l'enthousiasme. Quoi! dira-t-on, de l'attachement pour un homme qui n'a plus rien d'humain, dont la physionomie sévère inspire un respect toujours mêlé de crainte, dont le regard ferme et fixe, en excluant la familiarité, commande l'obéissance, et dont la bouche quand elle sourit ne s'accorde jamais avec l'expression des yeux; pour un homme enfin qui n'oublie pas un instant son rôle de prince absolu! Pourquoi non? Ce désaccord, cette dureté apparente n'est pas un tort, c'est un malheur. Je vois là une habitude forcée, je n'y vois pas un caractère; et moi qui crois deviner cet homme que vous calomniez par votre crainte et par vos précautions comme par vos flatteries, moi qui pressens ce qu'il lui en coûte pour faire son devoir de souverain, je ne veux pas abandonner ce malheureux dieu de la terre à l'implacable envie, à l'hypocrite soumission de ses esclaves. Retrouver son prochain même dans un prince, l'aimer comme un frère, c'est une vocation religieuse, une œuvre de miséricorde, une mission sainte et que Dieu doit bénir.

Plus on voit ce que c'est que la cour, plus on compatit au sort de l'homme obligé de la diriger, surtout la cour de Russie. Elle me fait l'effet d'un théâtre où les acteurs passeraient leur vie en répétitions générales. Pas un ne sait son rôle et le jour de la représentation n'arrive jamais parce que le directeur n'est jamais satisfait du jeu de ses sujets. Acteurs et directeurs tous perdent ainsi leur vie à préparer, à corriger, à perfectionner sans cesse leur interminable comédie de société, qui a pour titre: «de la civilisation du Nord.» Si c'est fatiguant à voir, jugez de ce que cela doit coûter à jouer!… J'aime mieux l'Asie, il y a plus d'accord. À chaque pas que vous faites en Russie, vous êtes frappé des conséquences de la nouveauté dans les choses et dans les institutions et de l'inexpérience des hommes. Tout cela se cache avec grand soin; mais un peu d'attention suffit au voyageur pour apercevoir tout ce qu'on ne veut pas lui montrer.

L'Empereur, par son sang même, est Allemand plus qu'il n'est Russe. Aussi la beauté de ses traits, la régularité de son profil, sa tournure militaire, sa tenue naturellement un peu raide, rappellent-elles l'Allemagne plus qu'elles ne caractérisent la Russie. Sa nature germanique a dû le gêner longtemps pour devenir ce qu'il est maintenant, un vrai Russe. Qui sait? il était peut-être né un bonhomme!… Vous figurez-vous alors ce qu'il a dû souffrir pour se réduire à paraître uniquement le chef des Slaves? N'est pas despote qui veut; l'obligation de remporter une continuelle victoire sur soi-même pour régner sur les autres expliquerait l'exagération du nouveau patriotisme de l'Empereur Nicolas.

Loin de m'inspirer de l'éloignement, toutes ces choses m'attirent. Je ne puis m'empêcher de m'intéresser à un homme redouté du reste du monde, et qui n'en est que plus à plaindre.

Pour échapper autant que possible à la contrainte qu'il s'impose, il s'agite comme un lion en cage, comme un malade pendant la fièvre; il sort à cheval, à pied, il passe une revue, fait une petite guerre, voyage sur l'eau, donne une fête, exerce sa marine; tout cela le même jour; le loisir est ce qu'on redoute le plus à cette cour; d'où je conclus que nulle part on ne s'ennuie davantage. L'Empereur voyage sans cesse; il parcourt au moins quinze cents lieues dans une saison, et il n'admet pas que tout le monde n'ait pas la force de faire ce qu'il fait. L'Impératrice l'aime; elle craint de le quitter, elle le suit tant qu'elle peut, et elle meurt à la peine; elle s'est habituée à une vie toute extérieure. Ce genre de dissipation, devenu nécessaire à son esprit, tue son corps.

Une absence si complète de repos doit nuire à l'éducation des enfants, qui exige du sérieux dans les habitudes des parents. Les jeunes princes ne vivent pas assez isolés pour que la frivolité d'une cour toujours en l'air, l'absence de tout conversation intéressante et suivie, l'impossibilité de la méditation, n'influent pas d'une manière fâcheuse sur leur caractère. Quand on pense à la distribution de leur temps, on doute même de l'esprit qu'ils montrent; comme on craindrait pour l'éclat d'une fleur si sa racine n'était pas dans le terrain qui lui convient. Tout est apparence en Russie, ce qui fait qu'on se défie de tout.

J'ai été présenté ce soir, non par l'ambassadeur de France, mais par le grand-maître des cérémonies de la cour. Tel était l'ordre qu'avait donné l'Empereur et dont j'ai été instruit par M. l'ambassadeur de France. Je ne sais si les choses se sont passées selon l'usage ordinaire, mais c'est ainsi que j'ai été nommé à LL. MM.

Tous les étrangers admis à l'honneur d'approcher de leurs personnes étaient réunis dans un des salons qu'elles devaient traverser pour aller ouvrir le bal. Ce salon se trouve avant la grande galerie nouvellement rebâtie et dorée, et que la cour n'avait pas vue depuis le jour de l'incendie. Arrivés à l'heure indiquée, nous attendîmes assez longtemps l'apparition du maître. Nous étions peu nombreux.

Il y avait près de moi quelques Français, un Polonais, un Genevois et plusieurs Allemands. Le côté opposé du salon était occupé par un rang de dames russes réunies là pour faire leur cour.

L'Empereur nous accueillit tous avec une politesse recherchée et délicate. On reconnaissait du premier coup d'œil un homme obligé et habitué à ménager l'amour-propre des autres. Chacun se sentit classé d'un mot, d'un regard, dans la pensée royale, et dès lors dans l'esprit de tous.

Pour me faire connaître qu'il me verrait sans déplaisir parcourir son empire, l'Empereur me fit la grâce de me dire qu'il fallait aller au moins jusqu'à Moscou et à Nijni, afin d'avoir une juste idée du pays. «Pétersbourg est russe, ajouta-t-il, mais ce n'est pas la Russie.»

Ce peu de mots fut prononcé d'un son de voix qu'on ne peut oublier tant il a d'autorité, tant il est grave et ferme. Tout le monde m'avait parlé de l'air imposant, de la noblesse des traits et de la taille de l'Empereur; personne ne m'avait averti de la puissance de sa voix; cette voix est bien celle d'un homme né pour commander. Il n'y a là ni effort ni étude; c'est un don développé par l'habitude de s'en servir.

L'Impératrice, quand on l'approche, a une expression de figure très-séduisante, et le son de sa voix est aussi doux, aussi pénétrant que la voix de l'Empereur est naturellement impérieuse.

Elle me demanda si je venais à Pétersbourg en simple voyageur. Je lui répondis que oui. «Je sais que vous êtes un curieux, reprit-elle.