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—Oui, Madame, répliquai-je, c'est la curiosité qui m'amène en Russie, et cette fois du moins je ne me repentirai pas d'avoir cédé à la passion de parcourir le monde.

—Vous croyez? reprit-elle avec une grâce charmante.

—Il me semble qu'il y a des choses si étonnantes en ce pays que pour les croire il faut les avoir vues de ses yeux.

—Je désire que vous voyiez beaucoup et bien.

—Ce désir de Votre Majesté est un encouragement.

—Si vous pensez du bien, vous le direz, mais inutilement; on ne vous croira pas: nous sommes mal connus et l'on ne veut pas nous connaître mieux.»

Cette parole me frappa dans la bouche de l'Impératrice, à cause de la préoccupation qu'elle décelait. Il me parut aussi qu'elle marquait une sorte de bienveillance pour moi exprimée avec une politesse et une simplicité rares.

L'Impératrice inspire dès le premier abord autant de confiance que de respect; à travers la réserve obligée du langage et des habitudes de la cour, on voit qu'elle a du cœur. Ce malheur lui donne un charme indéfinissable; elle est plus qu'Impératrice, elle est femme.

Elle m'a paru extrêmement fatiguée; sa maigreur est effrayante. Il n'y a personne qui ne dise que l'agitation de la vie qu'elle mène la consumera, et que l'ennui d'une vie plus calme la tuerait.

La fête qui suivit notre présentation est une des plus magnifiques que j'aie vues de ma vie. C'était de la féerie, et l'admiration et l'étonnement qu'inspirait à toute la cour chaque salon de ce palais renouvelé en un an, mêlait un intérêt dramatique aux pompes un peu froides des solennités ordinaires. Chaque salle, chaque peinture était un sujet de surprise pour les Russes eux-mêmes, qui avaient assisté à la catastrophe et n'avaient point revu ce merveilleux séjour depuis qu'à la parole du dieu le temple est ressorti de ses cendres. Quel effort de volonté! pensais-je à chaque galerie, à chaque marbre, à chaque peinture que je voyais. Le style de ces ornements, bien qu'ils fussent refaits d'hier, rappelait le siècle où le palais fut fondé; ce que je voyais me semblait déjà ancien; on copie tout en Russie, même le temps. Ces merveilles inspiraient à la foule une admiration contagieuse; en voyant le triomphe de la volonté d'un homme, et en écoutant les exclamations des autres hommes, je commençais moi-même à m'indigner moins du prix qu'avait coûté le miracle. Si je ressens cette influence au bout de deux jours de séjour, combien ne devons-nous pas d'indulgence à des hommes qui sont nés et qui passent leur vie dans l'air de cette cour!… c'est-à-dire en Russie; car c'est toujours l'air de la cour qu'on y respire d'un bout de l'empire à l'autre. Je ne parle pas des serfs; et ceux-ci mêmes ressentent, par leurs rapports avec le seigneur, quelque influence de la pensée souveraine qui seule anime l'empire; le courtisan, qui est leur maître, est pour eux l'image du maître suprême; l'Empereur et la cour apparaissent aux Russes partout où il y a un homme qui obéit à un homme qui commande.

Ailleurs le pauvre est un mendiant ou un ennemi; en Russie il est toujours un courtisan, il s'y trouve des courtisans à tous les étages de la société; voilà pourquoi je dis que la cour est partout; et qu'il y a entre les sentiments des seigneurs russes et des gentilshommes de la vieille Europe, la différence qu'il y a entre la courtisanerie et l'aristocratie: entre la vanité et l'orgueil, l'un tue l'autre: au reste, le véritable orgueil est rare partout presque autant que la vertu. Au lieu d'injurier les courtisans comme Beaumarchais et tant d'autres l'ont fait, il faut plaindre ces hommes qui, quoi qu'on en dise, ressemblent à tous les hommes. Pauvres courtisans!… ils ne sont pas les monstres des romans ou des comédies modernes ni des journaux révolutionnaires; ils sont tout simplement des êtres faibles, corrompus et corrupteurs, autant mais pas plus que d'autres qui sont moins exposés à la tentation. L'ennui est la plaie des riches; toutefois l'ennui n'est pas un crime: la vanité, l'intérêt sont plus vivement excités dans les cours que partout ailleurs, et ces passions y abrègent la vie. Mais si les cœurs qu'elles agitent sont plus tourmentés, ils ne sont pas plus pervers que ceux des autres hommes, car ils n'ont point cherché, ils n'ont pas choisi leur condition. La sagesse humaine aurait fait un grand pas si l'on parvenait à faire comprendre à la foule combien elle doit de pitié aux possesseurs des faux biens qu'elle envie.

J'en ai vu qui dansaient à la place même où ils avaient pensé périr sous les décombres et où d'autres hommes étaient morts; morts pour amuser la cour au jour fixé par l'Empereur.

Tout cela me paraissait plus extraordinaire encore que beau; d'irrésistibles réflexions philosophiques attristent pour moi toutes les fêtes, toutes les solennités russes: ailleurs la liberté fait naître une gaieté favorable aux illusions, ici le despotisme inspire inévitablement la méditation, qui chasse le prestige, car lorsqu'on se laisse aller à penser on ne se laisse guère éblouir.

L'espèce de danse la plus en usage dans ce pays aux grandes fêtes ne dérange pas le cours des idées: on se promène d'un pas solennel et réglé par la musique; chaque homme mène par la main une femme; des centaines de couples se suivent ainsi processionnellement à travers des salles immenses, en parcourant tout un palais, car le cortége passe de chambre en chambre et serpente au milieu des galeries et des salons au gré du caprice de l'homme qui le conduit: c'est là ce qu'on appelle danser la polonaise. C'est amusant à voir une fois: mais je crois que, pour les gens destinés à danser cela toute leur vie, le bal doit devenir un supplice.

La polonaise de Pétersbourg m'a reporté au congrès de Vienne, où je l'avais dansée en 1814 à la grande redoute. Nulle étiquette n'était observée alors dans ces fêtes européennes; chacun marchait au hasard au milieu de tous les souverains de la Terre. Mon sort m'avait placé entre l'Empereur de Russie (Alexandre) et sa femme, qui était une princesse de Bade. Je suivais la marche du cortège, assez gêné de me sentir malgré moi auprès de personnages si augustes. Tout à coup la file des couples dansants s'arrête, sans qu'on sache pourquoi; la musique continuait. L'Empereur, impatienté, passe la tête par-dessus mon épaule, et s'adressant à l'Impératrice, lui dit du ton le plus brusque: «Avancez donc!» L'Impératrice se retourne, et apercevant derrière moi l'Empereur qui dansait avec une femme pour laquelle il affichait depuis quelques jours une grande passion, elle répondit avec une expression indéfinissable: «Toujours poli!» L'autocrate se mordit les lèvres en me regardant. Le cortège recommença de marcher et la danse continua.

J'ai été ébloui de l'éclat de la grande galerie, elle est aujourd'hui entièrement dorée; elle n'était que peinte en blanc avant l'incendie. Ce désastre a servi le goût qu'a l'Empereur pour les magnificences… royales… ce mot ne dit pas assez: divines approcherait davantage de l'idée que le pouvoir souverain se fait de lui-même en Russie.

Les ambassadeurs de l'Europe entière avaient été invités là pour admirer les merveilleux résultats de ce gouvernement, d'autant plus amèrement critiqué par le vulgaire, qu'il est plus envié, plus admiré des hommes politiques: esprits essentiellement pratiques et qui doivent être frappés d'abord de la simplicité des rouages du despotisme. Un palais, l'un des plus grands du monde, rebâti en un an: quel sujet d'admiration pour des hommes habitués à respirer l'air des cours!

Jamais les grandes choses ne s'obtiennent sans de grands sacrifices; l'unité du commandement, la force, l'autorité, la puissance militaire s'achètent ici par l'absence de la liberté: tandis que la liberté politique et la richesse industrielle ont coûté à la France son antique esprit chevaleresque et la vieille délicatesse de sentiment qu'on appelait autrefois l'honneur national. Cet honneur est remplacé par d'autres vertus moins patriotiques mais plus universelles: par l'humanité, par la religion, par la charité. Tout le monde convient qu'en France aujourd'hui il y a plus de religion qu'au temps où le clergé était tout-puissant. Vouloir conserver des avantages qui s'excluent, c'est perdre ceux qui sont propres à chaque situation. Voilà ce qu'on ne veut pas reconnaître chez nous où l'on s'expose à tout détruire en voulant tout garder. Chaque gouvernement a des nécessités qu'il doit accepter et respecter sous peine d'anéantissement.