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Quoi qu'il en puisse être de cet avenir américain tant promis à l'Europe, je ne saurais assez vous faire admirer la fête du palais Michel. Admirez donc de toutes vos forces, et ce que je vous décris et ce que je ne puis vous peindre.

Avant l'heure du souper l'Impératrice assise sous son dais de verdure exotique me fit signe de m'approcher d'elle: à peine avais-je obéi que l'Empereur vint près du bassin magique dont la gerbe d'eau jaillissante nous éclairait de ses diamants en nous rafraîchissant de ses émanations embaumées. Il me prit par la main pour me mener à quelques pas du fauteuil de sa femme, et là il voulut bien causer avec moi plus d'un quart d'heure sur des choses intéressantes; car ce prince ne vous parle pas comme beaucoup d'autres princes, seulement pour qu'on voie qu'il vous parle.

Il me dit d'abord quelques mots sur la belle ordonnance de la fête. Je lui répondis «qu'avec une vie aussi active que la sienne, je m'étonnais qu'il pût trouver du temps pour tout et même pour partager les plaisirs de la foule.

—Heureusement, reprit-il, que la machine administrative est fort simple dans mon pays: car avec des distances qui rendent tout difficile, si la forme du gouvernement était compliquée, la tête d'un homme n'y suffirait pas.»

J'étais surpris et flatté de ce ton de franchise; l'Empereur qui, mieux que personne, entend ce qu'on ne lui dit pas, continua en répondant à ma pensée: «Si je vous parle de la sorte, c'est parce que je sais que vous pouvez me comprendre: nous continuons l'œuvre de Pierre-le-Grand.

—Il n'est pas mort, Sire, son génie et sa volonté gouvernent encore la

Russie.»

Quand on cause en public avec l'Empereur, un grand cercle de courtisans se forme à une distance respectueuse. De là personne ne peut entendre ce que dit le maître sur lequel s'arrêtent cependant tous les regards.

Ce n'est pas le prince qui vous embarrasse quand il vous fait l'honneur de vous parler, c'est sa suite.

L'Empereur reprit: «Cette volonté est bien difficile à faire exécuter: la soumission vous fait croire à l'uniformité chez nous, détrompez-vous; il n'y a pas de pays où il y ait autant de diversité de races, de mœurs, de religion et d'esprit qu'en Russie. La variété reste au fond, l'uniformité est à la superficie: et l'unité n'est qu'apparente. Vous voyez là près de nous vingt officiers: les deux premiers seuls sont Russes, les trois suivants sont des Polonais réconciliés, une partie des autres sont Allemands, il y a jusqu'à des khans de Kirguises qui m'amènent leurs fils pour les faire élever parmi mes cadets: en voici un,» me dit-il en me montrant du doigt un petit singe chinois dans son bizarre costume de velours tout chamarré d'or; cet enfant de l'Asie était coiffé d'un haut bonnet droit, pointu, à grands rebords arrondis et retroussés, semblable à la coiffure d'un escamoteur.

«Là deux cent mille enfants sont élevés et instruits à mes frais avec cet enfant.

—Sire, tout se fait en grand en Russie: tout y est colossal.

—Trop colossal pour un homme.

—Quel homme fut jamais plus près de son peuple?

—Vous parlez de Pierre-le-Grand?

—Non, Sire.

—J'espère que vous ne vous bornerez pas à voir Pétersbourg: quel est votre plan de voyage dans mon pays?

—Sire, je désire partir aussitôt après la fête de Péterhoff.

—Pour aller?

—A Moscou et à Nijni.

—C'est bien; mais vous vous y prenez trop tôt: vous quitterez Moscou avant mon arrivée, cependant j'aurais été bien aise de vous y voir.

—Sire, ce mot de Votre Majesté me fera changer de projet.

—Tant mieux, nous vous montrerons les nouveaux travaux que nous faisons au Kremlin. Mon but est de rendre l'architecture de ces vieux édifices plus conformé à l'usage qu'on en fait aujourd'hui; le palais trop petit devenait incommode pour moi: vous assisterez aussi à une cérémonie curieuse dans la plaine de Borodino: j'y dois poser la première pierre d'un monument que je fais élever en commémoration de cette bataille.»

Je gardais le silence et sans doute l'expression de mon visage devint sérieuse. L'Empereur fixa ses yeux sur moi, puis il reprit d'un ton de bonté et avec une nuance de délicatesse et même de sensibilité qui me toucha: «le spectacle des manœuvres au moins vous intéressera.—Sire, tout m'intéresse en Russie.»

J'ai vu le vieux marquis D** qui n'a qu'une jambe, danser la polonaise avec l'Impératrice; tout estropié qu'il est il peut marcher cette danse qui n'est qu'une procession solennelle. Il est venu ici avec ses fils: ils voyagent vraiment en grands seigneurs: un yacht à eux les a portés de Londres jusqu'à Pétersbourg où ils se sont fait envoyer des chevaux anglais et des voitures anglaises en grand nombre. Leurs équipages sont les plus élégants s'ils ne sont les plus riches de Pétersbourg: on traite ici ces voyageurs avec une bienveillance marquée: ils vivent dans l'intimité de la famille Impériale; le goût de la chasse et les souvenirs du voyage de l'Empereur à Londres quand il était grand-duc ont établi entre lui et le marquis D*** cette espèce de familiarité qui me paraît devoir être plus agréable aux princes qu'aux particuliers devenus l'objet d'une telle faveur. Où l'amitié est impossible l'intimité me semble gênante. On dirait quelquefois à voir les manières des fils du marquis envers les personnes de la famille Impériale qu'ils pensent là-dessus comme moi. Si la franchise gagne les hommes de cour, où la louange se réfugiera-t-elle et la politesse avec elle[7]?

Vous ne sauriez vous faire une idée de l'agitation de la vie que nous menons ici: le spectacle seul de tant de mouvement serait pour moi une fatigue.

Le jeune *** est à Pétersbourg, nous nous rencontrons partout, et avec plaisir: c'est le type du Français actuel, mais vraiment bien élevé. Il me paraît enchanté de tout: ce contentement est si naturel, qu'il est communicatif, aussi je crois que ce jeune homme plaît autant qu'il veut plaire; il voyage bien, il a de l'instruction, recueille beaucoup de faits qu'il suppute mieux qu'il ne les classe, car à son âge on chiffre plus qu'on n'observe. Il est très-fort sur les dates, les mesures, les nombres et quelques autres données positives, ce qui fait que sa conversation m'intéresse et m'instruit. Mais quelle conversation variée que celle de notre ambassadeur! Que d'esprit de trop pour les affaires, et combien la littérature le regretterait si le temps qu'il donne à la politique n'était encore une étude dont les lettres profiteront plus tard. Jamais homme ne fut mieux à sa place, et ne parut moins occupé de son rôle; de la capacité sans importance: voilà aujourd'hui, ce me semble, la condition du succès pour tout Français occupé d'affaires publiques. Personne, depuis la Révolution de Juillet, n'a rempli aussi bien que M. de Barante la charge difficile d'ambassadeur de France à Pétersbourg.

Je joins ici le cérémonial observé pour toutes les fêtes du mariage de la grande-duchesse Marie. Cette lecture vous ennuiera comme celle de tout cérémonial. Mais il n'y a rien que de curieux dans un pays si éloigné du nôtre. La Russie est tellement inconnue chez nous, que les descriptions qu'on nous en fait nous intéressent toujours. La ressemblance de certaines choses m'étonne autant que la différence de certaines autres, et la comparaison entre deux pays séparés par une telle distance, et rapprochés par une influence mutuelle, ne peut manquer de piquer vivement la curiosité[8].