Le grand chambellan est mort avant le mariage. Cette charge vient d'être donnée au comte Golowkin, ancien ambassadeur de Russie en Chine, où il n'a pu pénétrer. Ce seigneur est entré en fonctions à l'occasion des fêtes du mariage, et il a moins d'expérience que n'en avait son prédécesseur. Un jeune chambellan, nommé par lui, vient d'encourir la colère de l'Empereur, et d'exposer son chef à une réprimande un peu sévère. C'était au bal de la grande-duchesse Hélène.
L'Empereur causait avec l'ambassadeur d'Autriche. Le jeune chambellan reçoit de la grande-duchesse Marie l'ordre d'aller inviter, de sa part, cet ambassadeur à danser avec elle. Dans son zèle, le pauvre débutant, rompant le cercle que je vous ai décrit, arrive intrépidement jusqu'à la personne de l'Empereur pour dire devant Sa Majesté elle-même à l'ambassadeur d'Autriche: «Monsieur le comte, madame la duchesse de Leuchtenberg vous prie à danser pour la première polonaise.»
L'Empereur, choqué de l'ignorance du nouveau chambellan, lui dit très-haut: «Vous venez d'être nommé à votre charge, Monsieur, apprenez donc à la remplir: d'abord ma fille ne s'appelle pas la duchesse de Leuchtenberg; elle s'appelle la grande-duchesse Marie[10]; ensuite vous devez savoir qu'on ne vient pas m'interrompre quand je cause avec quelqu'un[11].
Le nouveau chambellan qui recevait cette dure réprimande de la bouche même du maître, était malheureusement un pauvre gentilhomme polonais. La rigidité de l'Empereur ne se contenta pas de ce peu de mots: il fit appeler le grand chambellan, et lui recommanda d'être à l'avenir plus circonspect dans ses choix.
Cette scène rappelle ce qui se passait assez souvent à la cour de l'Empereur Napoléon. Les Russes achèteraient bien cher un passé de quelques siècles!
J'ai quitté le bal du palais Michel de fort bonne heure; en sortant, je m'arrêtai sur l'escalier, où j'aurais voulu demeurer: c'était un bois d'orangers en fleurs. Je n'ai rien vu de plus magnifique, de mieux ordonné que cette fête; mais je ne connais rien de si fatigant que l'admiration prolongée, surtout quand elle ne porte ni sur les phénomènes de la nature, ni sur les ouvrages de l'art.
Je vous quitte pour aller dîner chez un officier russe, le jeune comte de ***, qui m'a mené ce matin au cabinet de minéralogie, le plus beau, je crois, de l'Europe; car les mines de l'Oural sont d'une richesse incomparable. On ne peut rien voir seul ici; une personne du pays est toujours avec vous pour vous faire les honneurs des établissements publics, et il y a dans l'année peu de jours favorables pour les bien voir. L'été, on replâtre les édifices dégradés par le froid; l'hiver, on va dans le monde, on danse, quand on ne gèle pas. Vous croirez que j'exagère, si je vous dis qu'on ne voit guère mieux la Russie à Pétersbourg qu'en France. Dégagez cette observation de sa forme paradoxale, vous aurez la vérité pure. Il est certain qu'il ne suffit pas de venir dans ce pays pour le connaître. Sans protection, vous n'auriez l'idée de rien, et souvent la protection vous tyrannise et vous expose à prendre des idées fausses[12].
LETTRE TREIZIÈME.
Ton des femmes de la cour.—Races diverses.—Les Finois.—Une représentation en gala à l'Opéra.—Entrée de l'Empereur et de sa cour dans la loge Impériale.—Aspect imposant de ce prince.—Son avènement au trône.—Courage de l'Impératrice.—Récit de cette scène par l'Empereur lui-même.—Nobles sentiments.—Révolution subite opérée dans son caractère.—Supercherie des conspirateurs.—Second portrait de l'Empereur.—Suite de sa conversation.—Maladie de l'Impératrice.—Opinion de l'Empereur sur les trois gouvernements: républicain, despotique, représentatif.—Sincérité de son langage.—Fête chez la duchesse d'Oldenbourg.—Bal magnifiquement champêtre.—Souper.—Bonhomie obligée des diplomates.—Parquet en plein air.—Luxe de fleurs exotiques.—Lutte des Russes contre la nature.—Mot d'un courtisan de l'Impératrice Catherine.—L'amie de l'Impératrice.—De quoi se compose une foule populaire en Russie.—L'Empereur cause avec moi à plusieurs reprises.—Affabilité souveraine.—Belles paroles de l'Empereur.—Quel est l'homme de l'empire qui m'inspire le plus de confiance.—Pourquoi.—L'aristocratie est le seul rempart de la liberté.—Résumé de mes jugements divers sur l'Empereur.—Esprit des courtisans.—Grands seigneurs sous le despotisme.—Parallèle de l'autocratie et de la démocratie.—Moyens divers pour arriver au même but.—Problème insoluble.—Restriction en faveur de la France.—Le spectacle en gala.—Les artistes à Pétersbourg.—Tout vrai talent est national.
Pétersbourg, ce 21 juillet 1839.
Plusieurs des dames de la cour, mais en petit nombre, ont une réputation de beauté méritée, d'autres en ont une usurpée à force de coquetterie, d'agitation et de recherche, le tout imité de l'anglais, car les Russes du grand monde passent leur vie à chercher au loin les types de la mode; ils se trompent quelquefois dans le choix de leurs modèles; cette méprise produit alors une élégance fort étrange: l'élégance sans goût. Un Russe abandonné à lui-même passerait sa vie dans les transes de la vanité mécontente; il se croirait un barbare: rien ne nuit au naturel et, par conséquent, à l'esprit d'un peuple, comme cette préoccupation continuelle de la supériorité sociale des autres nations. Être humble, rougir de soi à force de fatuité, c'est une des bizarreries de l'amour-propre humain. J'ai déjà eu le temps de m'apercevoir que ce phénomène n'est pas rare en Russie où l'on peut étudier le caractère du parvenu dans toutes les castes et à tous les rangs.
En général, dans les diverses classes de la nation, la beauté est moins commune chez les femmes qu'elle ne l'est chez les hommes, ce qui n'empêche pas qu'on ne trouve parmi ceux-ci un grand nombre de physionomies plates et dénuées d'expression. Les races finoises ont les pommettes des joues saillantes, les yeux petits, ternes, enfoncés, le visage écrasé; on dirait que tous ces hommes, à leur naissance, sont tombés sur le nez; ils ont aussi la bouche difforme, et l'ensemble de leur figure, vrai masque d'esclave, est sans aucune expression. Le portrait que je vous fais là ressemble aux Finois, non aux Slaves.
J'ai rencontré beaucoup de personnes marquées de petite vérole, chose rare aujourd'hui dans le reste de l'Europe et qui atteste la négligence de l'administration russe sur un point important.
A Pétersbourg, les races sont tellement mêlées qu'on n'y peut avoir une idée de la vraie population de la Russie: les Allemands, les Suédois, les Livoniens, les Finois qui sont des espèces de Lapons descendus des hauteurs du pôle, les Kalmoucks et d'autres races tatares ont confondu leur sang avec celui des Slaves dont la beauté primitive s'est altérée peu à peu parmi les habitants de la capitale, ce qui me fait penser souvent à la justesse du mot de l'Empereur: «Pétersbourg est russe, mais ce n'est pas la Russie.»
J'ai vu à l'Opéra ce qu'on appelle une représentation en gala. La salle magnifiquement éclairée m'a paru grande et d'une belle forme. On ne connaît ici ni galeries ni balcons; il n'y a pas à Pétersbourg de bourgeoisie à placer pour gêner les architectes dans leur plan; les salles de spectacle peuvent donc être bâties sur des dessins simples et réguliers comme les théâtres d'Italie, où les femmes qui ne sont pas du grand monde vont au parterre.
Par une faveur particulière j'avais obtenu pour cette représentation un fauteuil au premier rang du parterre. Les jours de gala, ces fauteuils sont réservés aux plus grands seigneurs, c'est-à-dire aux plus grandes charges de la cour; nul n'y est admis qu'en uniforme, dans le costume de son grade et de sa place.