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La duchesse d'Oldenbourg, née princesse de Nassau, est alliée de très-près à l'Empereur par son mari; elle avait voulu donner une soirée à l'occasion du mariage de la grande-duchesse Marie; mais ne pouvant renchérir sur les magnificences des fêtes précédentes ni rivaliser de richesse avec la cour, elle imagina d'improviser un bal champêtre dans sa maison des îles.

L'archiduc d'Autriche arrivé depuis deux jours pour assister aux fêtes de Pétersbourg, les ambassadeurs du monde entier (singuliers acteurs pour jouer une pastorale), toute la Russie enfin et tous les plus grands seigneurs étrangers se sont réunis en prenant un air de bonhomie dans un jardin parsemé de promeneurs et d'orchestres cachés parmi des bosquets lointains.

L'Empereur donne le ton de chaque fête: le mot d'ordre de ce jour-là était: naïveté décente ou l'élégante simplicité d'Horace.

Telle fut toute la soirée la disposition dominante de tous les esprits, y compris le corps diplomatique; je croyais lire une églogue, non de Théocrite ou de Virgile, mais de Fontenelle.

On a dansé en plein air jusqu'à onze heures du soir, puis, quand des flots de rosée eurent assez inondé les têtes et les épaules des femmes jeunes et vieilles qui assistaient à ce triomphe de la volonté humaine contre le climat, on rentra dans le petit palais qui sert ordinairement d'habitation d'été à la duchesse d'Oldenbourg.

Au centre de la villa (en russe datcha) se trouve une rotonde tout éblouissante de dorures et de bougies: le bal continua dans cette salle, tandis que la foule non dansante inondait le reste de l'habitation. La lumière partait du centre, et dardait ses traits au dehors. On eût dit du soleil dont les rayons émergents portent en tous sens la chaleur et la vie dans les profondes solitudes de l'Empyrée. Cette éblouissante rotonde était à mes yeux l'orbite où tournait l'astre Impérial dont l'éclat illuminait tout le palais.

Au premier étage, on avait dressé des tentes sur des terrasses pour y mettre la table de l'Empereur et celle des personnes invitées au souper. Il régnait dans cette fête, moins nombreuse que les précédentes, un désordre si magnifiquement ordonné, qu'elle m'a plus diverti que toutes les autres. Sans parler de la gêne comique, exprimée par certaines physionomies obligées d'affecter pour un temps la simplicité champêtre, c'était une soirée tout à fait originale, une espèce de Tivoli Impérial où l'on se sentait presque libre, quoiqu'en présence d'un maître absolu. Le souverain qui s'amuse ne paraît plus un despote; ce soir-là, l'Empereur s'amusait.

Je vous ai dit que jusqu'à l'heure d'entrer dans la rotonde, on avait dansé en plein air: heureusement que les excessives chaleurs de cette année avaient favorisé la duchesse dans son plan. Sa maison d'été est située dans la plus jolie partie des îles; c'est donc là qu'au milieu d'un jardin éblouissant de fleurs en pots, mais qui toutes paraissaient venues naturellement sur un gazon anglais, autre merveille, elle avait fait établir une salle de danse à découvert: c'était un superbe parquet de salon posé sur une pelouse, et entouré d'élégantes balustrades toutes garnies de fleurs. Cette salle originale, à laquelle le ciel servait de plafond, ressemblait assez au tillac d'un vaisseau pavoisé pour une fête maritime: on y accédait d'un côté par quelques marches qui partaient de la pelouse; de l'autre, par un perron adapté au vestibule de la maison, et déguisé sous des berceaux de fleurs exotiques. En ce pays, le luxe des fleurs rares supplée à la rareté des arbres. Les hommes qui l'habitent, et qui sont venus de l'Asie pour s'emprisonner dans les glaces du Nord, se souviennent du luxe oriental de leur première patrie; ils font ce qu'ils peuvent pour suppléer à la stérilité de la nature qui ne laisse venir en pleine terre que des pins et des bouleaux. L'art produit ici en serres chaudes une infinité d'arbustes et de plantes; et comme tout est factice, la peine n'est pas plus grande pour faire croître des fleurs d'Amérique que des violettes et des lilas de France. Ce n'est pas la fécondité primitive du sol qui orne et varie les habitations de luxe à Pétersbourg, c'est la civilisation qui met à profit les richesses du monde entier, afin de déguiser la pauvreté de la terre et l'avarice du ciel polaire. Ne vous étonnez donc plus des vanteries des Russes; la nature n'est pour eux qu'un ennemi de plus, vaincu par leur opiniâtreté; au fond de tous leurs divertissements, il y a la joie et l'orgueil du triomphe.

L'Impératrice, toute délicate qu'elle est, le cou nu, la tête découverte, a dansé chaque polonaise sur l'élégant parquet du bal magnifiquement champêtre que lui donnait sa cousine. En Russie, chacun poursuit sa carrière jusqu'au bout de ses forces. Le devoir d'une Impératrice est de s'amuser à la mort. Celle-ci remplira sa charge comme les autres esclaves remplissent la leur; elle dansera tant qu'elle pourra.

Cette princesse allemande, victime d'une frivolité qui doit lui paraître pesante comme les chaînes aux prisonniers, jouit en Russie d'un bonheur rare dans tous les pays, dans toutes les conditions, et unique dans la vie d'une Impératrice: elle a une amie.

Je vous ai déjà parlé de cette dame. C'est la baronne de ***, née comtesse de ***. Depuis le mariage de l'Impératrice, ces deux femmes, dont les destinées sont si différentes, ne se sont presque jamais quittées. La baronne, d'un caractère sincère, d'un cœur dévoué, n'a point profité de sa faveur, l'homme qu'elle a épousé est un des officiers de l'armée auxquels l'Empereur doit le plus, car le baron *** lui a sauvé la vie le jour de l'émeute de l'avènement au trône, en s'exposant pour lui avec un dévouement non calculé. Rien ne peut payer un tel acte de courage, aussi ne le paie-t-on pas.

D'ailleurs, en fait de reconnaissance, les princes ne comprennent que celle qu'ils inspirent, encore n'y tiennent-ils guère, car ils prévoient toujours l'ingratitude. La reconnaissance les déconcerte dans leurs calculs d'esprit plus qu'elle ne les console dans leurs peines de cœur. C'est une leçon qu'ils n'aiment pas à recevoir; il leur paraît plus commode et plus simple de mépriser le genre humain en masse. Ceci s'applique à tous les hommes puissants, mais surtout aux plus puissants.

Le jardin devenait sombre, une musique lointaine répondait à l'orchestre du bal, et chassait harmonieusement la tristesse de la nuit; tristesse trop naturelle dans ces bois monotones, sous ce climat ennemi de la joie. Le désert recommence aux îles où les marais et les pins de la Finlande encadrent les parcs les plus élégants.

Un bras détourné de la Néva coule lentement, car ici toute eau paraît dormante, devant les fenêtres de la petite maison de prince qu'habite la duchesse d'Oldenbourg. Ce soir-là, cette rivière était couverte de barques remplies de curieux, et le chemin fourmillait de piétons: foule sans nom, composé indéfinissable de bourgeois aussi esclaves que les paysans, d'ouvriers serfs, courtisans des courtisans qui se pressaient à travers les voitures des princes et des grands pour contempler la livrée du maître de leurs maîtres.

Ce spectacle me paraissait piquant et original. En Russie, les noms sont les mêmes qu'ailleurs, mais les choses sont tout autres. Je m'échappais souvent de l'enceinte destinée au bal pour aller sous les arbres du parc rêver à la tristesse d'une fête dans un tel pays. Cependant mes méditations étaient courtes, car ce jour-là l'Empereur voulait continuer à s'emparer de mon esprit. Avait-il démêlé dans le fond de ma pensée quelque prévention peu favorable, et qui pourtant n'était que le résultat de ce que j'avais entendu dire de lui avant de lui être présenté, ou trouvait-il divertissant de causer quelques instants avec un homme différent de ceux qui lui passent tous les jours devant les yeux; ou bien Madame de *** avait-elle influé favorablement pour moi sur son esprit? je ne saurais m'expliquer nettement à moi-même la vraie cause de tant de grâce.