L'Empereur n'est pas seulement habitué à commander aux actions, il sait régner sur les cœurs; peut-être a-t-il voulu conquérir le mien; peut-être les glaces de ma timidité servaient-elles de stimulant à son amour-propre; l'envie de plaire lui est naturelle. Forcer l'admiration, c'est encore se faire obéir. Peut-être avait-il le désir d'essayer son pouvoir sur un étranger; peut-être enfin était-ce l'instinct d'un homme longtemps privé de la vérité, et qui croit rencontrer une fois un caractère véridique. Je vous le répète, j'ignore ses vrais motifs; mais ce que je sais, c'est que ce soir-là je ne pouvais me trouver sur son passage, ni même dans un coin retiré de l'enceinte où il se tenait, sans qu'il m'obligeât à venir causer avec lui.
En me voyant rentrer dans le bal il me dit:
«Qu'avez-vous vu ce matin?
—Sire, j'ai vu le cabinet d'histoire naturelle et le fameux Mammouth de
Sibérie.
—C'est un morceau unique dans le monde.
—Oui, Sire; il y a bien des choses en Russie qu'on ne trouve point ailleurs.
—Vous me flattez.
—Sire, je respecte trop Votre Majesté pour oser la flatter, mais je ne la crains peut-être plus assez, et je lui dis ingénument ma pensée, même quand la vérité ressemble à un compliment.
—Ceci en est un très-délicat, Monsieur; les étrangers nous gâtent.
—Sire, Votre Majesté a voulu que je fusse à mon aise avec elle, elle a réussi comme à tout ce qu'elle entreprend: elle m'a corrigé, du moins pour un temps, de ma timidité naturelle.»
Forcé d'éviter toute allusion aux grands intérêts politiques du jour, je désirais ramener la conversation vers un sujet qui m'intéressait au moins autant; j'ajoutai donc: «Je reconnais, chaque fois qu'elle me permet de m'approcher d'elle, le pouvoir qui a fait tomber ses ennemis à ses pieds le jour de son avènement au trône.
—On a contre nous dans votre pays des préventions dont il est plus difficile de triompher que des passions d'une armée révoltée.
—Sire, on vous voit de trop loin; si Votre Majesté était plus connue elle serait mieux appréciée, et elle trouverait chez nous comme ici beaucoup d'admirateurs. Le commencement de son règne lui a déjà valu de justes louanges; elle s'est encore élevée à la même hauteur à l'époque du choléra, et même plus haut; car à cette seconde émeute Votre Majesté a déployé la même autorité, mais tempérée par le plus noble dévouement à l'humanité; la force ne lui manque jamais dans le danger.
—Les moments dont vous me retracez le souvenir ont été les plus beaux de ma vie, sans doute; néanmoins ils m'ont paru les plus affreux.
—Je le comprends, Sire; pour dompter la nature en soi et dans les autres il faut un effort…
—Un effort terrible, interrompit l'Empereur avec une expression qui me saisit, et c'est plus tard qu'on s'en ressent.
—Oui; mais on a été sublime.
—Je n'ai pas été sublime; je n'ai fait que mon métier: en pareille circonstance nul ne peut savoir ce qu'il dira. On court au-devant du péril sans se demander comment on s'en tirera.
—C'est Dieu qui vous a inspiré, Sire, et si l'on pouvait comparer deux choses aussi dissemblables que poésie et gouvernement, je dirais que vous avez agi comme les poëtes chantent: en écoutant la voix d'en haut.
—Il n'y avait nulle poésie dans mon fait.»
Je m'aperçus que ma comparaison n'avait pas paru flatteuse parce qu'elle n'avait pas été comprise dans le sens du mot poëte en latin; à la cour on a coutume de regarder la poésie comme un jeu d'esprit; il aurait fallu entamer une discussion afin de prouver qu'elle est la plus pure et la plus vive lumière de l'âme; j'aimai mieux garder le silence: mais l'Empereur ne voulant pas sans doute, en s'éloignant de moi, me laisser le regret d'avoir pu lui déplaire, me retint encore longtemps au grand étonnement de la cour; il reprit la conversation avec une bonté charmante.
«Quel est décidément votre plan de voyage? me dit-il.
—Sire, après la fête de Péterhoff je compte partir pour Moscou, d'où j'irai voir la foire de Nijni, mais à temps pour être de retour à Moscou avant l'arrivée de Votre Majesté.
—Tant mieux, je serais bien aise que vous pussiez examiner en détail mes travaux du Kremlin: mon habitation y était trop petite; j'en fais construire une plus convenable et je vous expliquerai moi-même tous mes plans pour l'embellissement de cette partie de Moscou, que nous regardons comme le berceau de l'Empire. Mais vous n'avez pas de temps à perdre, car vous avez d'immenses espaces à parcourir; les distances, voilà le fléau de la Russie.
—Sire, ne voue en plaignez pas; ce sont des cadres à remplir, ailleurs la terre manque aux hommes: elle ne vous manquera jamais.
—Le temps me manque.
—L'avenir est à vous.
—On me connaît bien peu quand on me reproche mon ambition: loin de chercher à étendre notre territoire, je voudrais pouvoir resserrer autour de moi la population de la Russie tout entière. C'est uniquement sur la misère et la barbarie que je veux faire des conquêtes: améliorer le sort des Russes, ce serait mieux que de m'agrandir. Si vous saviez quel bon peuple est le peuple russe!!… comme il a de la douceur, comme il est naturellement aimable et poli!… Vous le verrez à Péterhoff; mais c'est surtout ici au premier janvier que je voudrais vous le montrer.» Puis, revenant à son thème favori: «Mais il n'est pas facile, poursuivit-il, de se rendre digne de gouverner une telle nation.
—Votre Majesté a déjà fait beaucoup pour la Russie.
—Je crains quelquefois de n'avoir pas fait tout ce que j'aurais pu faire.»
Ce mot chrétien, parti du fond du cœur, me toucha aux larmes; il me fit d'autant plus d'impression que je me disais tout bas: l'Empereur est plus fin que moi; s'il avait un intérêt quelconque à dire cela, il sentirait qu'il ne faut pas le dire. Il m'a donc montré là tout simplement un beau et noble sentiment, le scrupule d'un souverain consciencieux. Ce cri d'humanité sortant d'une âme que tout a dû contribuer à enorgueillir, m'attendrit subitement. Nous étions en public, je cherchai à déguiser mon émotion; mais lui, qui répond à ce qu'on pense plus qu'à ce qu'on dit (et c'est surtout à cette sagacité puissante que tient le charme de sa conversation, l'efficacité de sa volonté), il s'aperçut de l'impression qu'il venait de produire et que je cherchais à dissimuler, et, se rapprochant de moi au moment de s'éloigner, il me prit la main avec un air de bienveillance, et me la serra en me disant «Au revoir.»
L'Empereur est le seul homme de l'Empire avec lequel on puisse causer sans craindre les délateurs: il est aussi le seul jusqu'à présent en qui j'aie reconnu des sentiments naturels et un langage sincère. Si je vivais en ce pays, et que j'eusse un secret à cacher, je commencerais par aller le lui confier.
Tout prestige, toute étiquette et toute flatterie à part, il me paraît un des premiers hommes de la Russie. À la vérité, aucun des autres ne m'a jugé digne de me parler avec autant de franchise que l'Empereur en a mis dans ses conversations avec moi.