Une femme, plus sincère que les autres, m'a répondu aux questions réitérées que je lui adressais à ce sujet: «C'est possible, mais je n'en ai jamais entendu parler.» Dénégation qui vaut un aveu précieux. Il faut venir ici pour savoir jusqu'où l'homme riche peut porter le dédain pour la vie de l'homme pauvre, et pour apprendre en général le peu de valeur qu'a la vie aux yeux de l'homme condamné à vivre sous l'absolutisme.
En Russie l'existence est pénible pour tout le monde; l'Empereur n'y est guère moins rompu à la fatigue que le dernier des serfs. On m'a montré son lit: la dureté de cette couche étonnerait nos laboureurs. Ici tous les hommes sont forcés de se répéter une vérité sévère: c'est que le but de la vie n'est pas sur la terre, et que le moyen de l'atteindre n'est pas le plaisir.
L'inexorable image du devoir et de la soumission vous apparaît à chaque instant et ne vous permet pas d'oublier la rude condition de l'existence humaine: le travail et la douleur! Il n'est permis de subsister en Russie qu'en sacrifiant tout à l'amour de la patrie terrestre, sanctifié par la foi en la patrie céleste.
Si par moment, au milieu d'une promenade publique, la rencontre de quelques oisifs me fait illusion en me persuadant qu'il pourrait y avoir en Russie comme ailleurs, des hommes qui s'amuseraient pour s'amuser, des hommes pour qui le plaisir serait une affaire, je suis détrompé à l'instant par la vue du feldjæger qui passe silencieusement au grand galop dans sa téléga. Le feldjæger est l'homme du pouvoir; il est la parole du maître; télégraphe vivant, il va porter un ordre à un autre homme aussi ignorant que lui de la pensée qui les fait mouvoir: cet autre automate l'attend à cent, à mille, à quinze cents lieues dans les terres. La téléga sur laquelle chemine l'homme de fer, est de toutes les voitures de voyage la plus incommode. Figurez-vous une petite charrette à deux bancs de cuir sans ressorts et sans dossier; aucun autre équipage ne peut servir dans les chemins de traverse auxquels aboutissent toutes les grandes routes commencées jusqu'à ce jour à travers ce vague et sauvage empire. Le premier banc est réservé au postillon ou au cocher qui change à chaque relais, le second au courrier qui voyage jusqu'à la mort, laquelle vient de bonne heure pour les hommes voués à ce dur métier.
Ceux que je vois rapidement traverser dans toutes les directions les belles rues de la ville me représentent aussitôt les solitudes où ils vont s'enfoncer: je les suis en imagination, et au bout de leur course m'apparaît la Sibérie, le Kamtchatka, le désert salé, la muraille de la Chine, la Laponie, la mer Glaciale, la Nouvelle-Zemble, la Perse, le Caucase; ces noms historiques, presque fabuleux, produisent sur ma pensée l'effet d'un lointain vaporeux dans un grand paysage; mais vous pouvez vous imaginer combien ce genre de rêverie attriste l'âme!… Néanmoins l'apparition de ces courriers sourds, aveugles et muets, est un aliment poétique incessamment fourni à l'esprit de l'étranger. Cet homme, né pour vivre et mourir sur sa charrette, répand à lui seul un intérêt mélancolique sur les moindres scènes de la vie; rien de prosaïque ne peut subsister dans l'esprit en présence de tant de souffrances et de tant de grandeur. Il faut convenir que si le despotisme rend malheureux les peuples qu'il opprime, il a été inventé pour le plaisir des voyageurs qu'il jette dans un étonnement toujours nouveau. Sous la liberté, tout se publie et s'oublie, car tout est vu d'un coup d'œil; sous le gouvernement absolu, tout se cache, mais tout se devine, de là un vif intérêt: on retient, on remarque les moindres circonstances, une secrète curiosité anime la conversation rendue plus piquante par le mystère, et par l'absence même d'intérêt apparent; là l'esprit est paré de ses voiles comme la beauté chez les musulmans; si les habitants d'un pays ainsi gouverné ne peuvent s'y amuser de bon cœur, un étranger ne s'y peut déplaire de bonne foi. Moins on jugerait le fond des choses, et plus l'apparence devrait intéresser. Moi je pense un peu trop à ce que je ne vois pas pour être tout à fait satisfait de ce que je vois; néanmoins, tout en m'affligeant, le spectacle me paraît attachant.
La Russie n'a point de passé, disent les amateurs de l'antiquité. C'est vrai, mais l'avenir et l'espace y servent de pâture aux imaginations les plus ardentes. Le philosophe est à plaindre en Russie, le poëte peut et doit s'y plaire.
Il n'y a de poëtes vraiment malheureux que ceux qui sont condamnés à languir sous le régime de la publicité. Quand tout le monde peut tout dire, le poëte n'a plus qu'à se taire. La poésie est un mystère qui sert à exprimer plus que la parole; elle ne saurait subsister chez les peuples qui ont perdu la pudeur de la pensée. La vision, l'allégorie, l'apologue, c'est la vérité poétique; or, dans les pays de publicité, cette vérité-là est tuée par la réalité, toujours trop grossière au gré de la fantaisie.
Il faut que la nature ait mis un sentiment profondément poétique dans l'âme des Russes, peuple moqueur et mélancolique, pour qu'ils aient trouvé le moyen de donner un aspect original et pittoresque à des villes bâties par des hommes entièrement dépourvus d'imagination, et cela dans le pays le plus plat, le plus triste, le plus monotone, et le plus nu de la terre. Des plaines éternelles, de sombres et plates solitudes: voilà la Russie. Cependant si je pouvais vous montrer Pétersbourg, ses rues et ses habitants tels que je les vois, je vous ferais un tableau de genre à chaque ligne. Tant le génie de la nation slave a puissamment réagi contre la stérile manie de son gouvernement. Ce gouvernement antinational n'avance que par évolutions militaires: il rappelle la Prusse sous son premier roi.
Je vous ai décrit une ville sans caractère, plutôt pompeuse qu'imposante, plus vaste que belle, remplie d'édifices sans style, sans goût, sans signification historique. Mais pour être complet, c'est-à-dire vrai, il fallait en même temps faire mouvoir à vos yeux, dans ce cadre prétentieux et ridicule, des hommes naturellement gracieux, et qui avec leur génie oriental, ont su s'approprier une ville bâtie pour un peuple qui n'existe nulle part; car Pétersbourg a été fait par des hommes riches, et dont l'esprit s'était formé en comparant, sans étude approfondie, les divers pays de l'Europe. Cette légion de voyageurs plus ou moins raffinés, plus expérimentés que savants, était une nation artificielle, un choix d'esprits intelligents et habiles recrutés chez toutes les nations du monde: ce n'était pas le peuple russe, celui-ci est narquois comme l'esclave qui se console de son joug en s'en moquant tout bas; superstitieux, fanfaron, brave et paresseux comme le soldat; poétique, musical et réfléchi comme le berger; car les habitudes des races nomades seront longtemps dominantes parmi les Slaves; tout cela ne s'accorde ni avec le style des édifices ni avec le plan des rues de Pétersbourg, il y a évidemment scission ici entre l'architecte et l'habitant. Les ingénieurs européens sont venus dire aux Moscovites comment ils devaient construire et orner une capitale digne de l'admiration de l'Europe et ceux-ci, avec leur soumission militaire, ont cédé à la force du commandement. Pierre-le-Grand a bâti Pétersbourg contre les Suédois bien plus que pour les Russes; mais le naturel du peuple s'est fait jour malgré son respect pour les caprices du maître, et malgré sa défiance de soi-même; et c'est à cette désobéissance involontaire que la Russie doit son cachet d'originalité: rien n'a pu effacer le caractère primitif des habitants; ce triomphe des facultés innées contre une éducation mal dirigée, est un spectacle intéressant pour tout voyageur capable de l'apprécier.