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En province, on badigeonne les villes où l'Empereur doit passer: est-ce un honneur rendu au souverain, ou veut-on lui faire illusion sur la misère du pays?

En général, les Russes portent avec eux une odeur désagréable, et dont on s'aperçoit même de loin. Les gens du monde sentent le musc, et les gens du peuple le chou aigre, mêlé d'une exhalaison d'oignons et de vieux cuirs gras parfumés. Ces senteurs ne varient pas.

Vous pouvez conclure de là que les trente mille sujets de l'Empereur qui viennent au 1er janvier lui offrir leurs félicitations jusque dans son palais, et les six ou sept mille que nous verrons demain se presser dans l'intérieur du château de Péterhoff pour fêter leur Impératrice, doivent laisser sur leur passage un parfum redoutable.

De toutes les femmes du peuple que j'ai rencontrées jusqu'ici dans les rues, pas une seule ne m'a semblé belle; et le plus grand nombre d'entre elles m'a paru d'une laideur remarquable et d'une malpropreté repoussante. On s'étonne en pensant que ce sont là les épouses et les mères de ces hommes aux traits si fins, si réguliers, aux profils grecs, à la taille élégante et souple, qu'on aperçoit même parmi les dernières classes de la nation. Rien de si beau que les vieillards, de si affreux que les vieilles femmes russes. J'ai vu peu de bourgeoises. Une des singularités de Pétersbourg, c'est que le nombre des femmes relativement à celui des hommes y est moindre que dans les capitales des autres pays; on m'assure qu'elles forment tout au plus le tiers de la population totale de la ville.

Cette rareté fait qu'elles ne sont que trop fêtées: on leur témoigne tant d'empressement qu'il n'en est guère qui se risquent seules passé une certaine heure dans les rues des quartiers peu populeux. Dans la capitale d'un pays tout militaire et chez un peuple adonné à l'ivrognerie, cette retenue me paraît assez motivée. En général les femmes russes se montrent moins en public que les Françaises; il ne faudrait pas remonter bien haut pour arriver au temps où elles passaient leur vie enfermées comme les femmes de l'Asie. Cette réserve dont le souvenir se perpétue, rappelle comme tant d'autres coutumes russes l'origine de ce peuple. Elle contribue à la tristesse des fêtes et des rues de Pétersbourg. Ce qu'on voit de plus beau dans cette ville, ce sont les parades, tant il est vrai que c'est à bon droit que je vous ai dit que toute ville russe, à commencer par la capitale, est un camp un peu plus stable et plus pacifique qu'un bivouac.

On compte peu de cafés dans Pétersbourg: il n'y a point de bals publics autorisés dans l'intérieur de la ville; les promenades ne sont guère fréquentées et on les parcourt avec une gravité peu réjouissante.

Mais si la peur rend ici les hommes sérieux, elle les rend aussi fort polis. Je n'ai jamais vu autant de gens se traiter avec égard et cela dans toutes les classes. Le cocher de drowska salue imperturbablement son camarade qui n'a garde de passer à côté de lui sans lui rendre révérence pour révérence; le portefaix salue le badigeonneur et ainsi des autres. Le chapeau et le bâton sont en Russie des objets de première nécessité. Cette urbanité est peut-être jouée, je la crois au moins forcée; cependant la seule apparence de l'aménité contribue à l'agrément de la vie. Si la politesse menteuse a tant d'avantages, quel charme ne devrait pas avoir la vraie politesse, la politesse du cœur?

Le séjour de Pétersbourg serait tout à fait agréable pour un voyageur qui croirait aux paroles et qui aurait en même temps du caractère. Mais il en faudrait beaucoup afin de refuser les fêtes et de renoncer aux dîners, véritables fléaux de la société russe et l'on peut dire de toutes les sociétés où sont admis les étrangers et d'où par conséquent l'intimité est bannie.

Je n'ai accepté ici que bien peu d'invitations chez les particuliers: j'étais surtout curieux des solennités de cour; mais j'en ai assez vu; on se blase vite sur des merveilles où le cœur n'a rien à sentir. Si l'on était amoureux, on pourrait se résigner à suivre au palais une femme qu'on aimerait tout en maudissant le sort qui l'attache à une société uniquement animée par l'ambition, la peur et la vanité. On a beau dire que le grand monde est le même partout; la Russie est aujourd'hui le pays de l'Europe où les intrigues de cour tiennent le plus de place dans l'existence de chaque individu.

LETTRE QUINZIÈME.

Fête de Péterhoff.—Le peuple dans le palais de son maître.—Ce qu'il y a de réel dans cet acte de popularité.—L'Asie et l'Europe en présence.—Prestige attaché à la personne de l'Empereur.—Pourquoi l'Impératrice Catherine instituait des écoles en Russie.—Vanité russe.—L'Empereur y pourra-t-il remédier?—Fausse civilisation.—Plan de l'Empereur Nicolas.—La Russie telle qu'on la montre aux étrangers et la Russie telle qu'elle est.—Souvenirs du voyage de l'Impératrice Catherine en Crimée.—Ce que les Russes pensent des diplomates étrangers.—Hospitalité russe.—Le fond des choses.—Dissimulation à l'ordre du jour.—Étrangers complices des Russes.—Ce que c'est que la popularité des Empereurs de Russie.—Composition de la foule admise dans le palais.—Enfants de prêtres.—Noblesse secondaire.—Peine de mort.—Comment elle est abolie.—Tristesse des physionomies.—Motifs du voyageur pour venir visiter la Russie.—Déceptions.—Conditions de l'homme en Russie.—L'Empereur lui-même est à plaindre.—Compensation.—Oppression.—La Sibérie.—Manière dont l'étranger doit se conduire pour être bien vu en Russie.—Esprit caustique des Russes.—Leur sens politique.—Danger que court l'étranger en Russie.—Probité du mugic, paysan russe.—La montre de l'ambassadeur de Sardaigne.—Autres vols.—Moyen de gouvernement.—Faute énorme.—Le Journal des Débats, pourquoi l'Empereur le lit.—Réflexions.—Digressions.—Politique de l'Empereur.—Politique du journal.—Beauté du site de Péterhoff.—Le parc.—Points de vue.—Efforts de l'art.—Illuminations.—Féerie.—Voitures, piétons: leur nombre.—Bivouac bourgeois.—Nombre des lampions.—Temps qu'il faut pour les allumer.—Campements de la foule autour de Péterhoff.—Équipages parqués.—Valeur du peuple russe.—Palais anglais.—Manière dont le corps diplomatique et les étrangers invités sont traités.—Où je passe la nuit.—Lit portatif.—Bivouacs militaires.—Silence de la foule.—La gaîté manque.—Bon ordre obligé.—Le bal.—Les appartements.—Manière dont l'Empereur sillonne la foule.—Son air.—Danses polonaises.—Illumination des vaisseaux.—Ouragan.—Accidents sur mer pendant la fête.—Mystère.—Prix de la vie sous le despotisme.—Tristes présages.—Chiffre de l'Impératrice éteint.—L'homme qui veut le rallumer, ce qu'il lui en coûte.—Distribution de la journée de l'Impératrice.—Inévitable frivolité.—Tristesse des anniversaires.—Promenade en lignes.—Description de cette voiture.—Rencontre d'une dame russe en ligne.—Sa conversation.—Magnificence de la promenade nocturne.—Lac de Marly.—Souvenirs de Versailles.—Maison de Pierre-le-Grand.—Grottes, cascades illuminées.—Départ de la foule après la fête.—Image de la retraite de Moscou.—Revue du corps des cadets passée par l'Empereur.—Toujours la cour.—Ce qu'il faut pour supporter cette vie.—Triomphe d'un cadet.—Évolutions des soldats circassiens.

Péterhoff, ce 23 juillet 1839.

Il faut considérer la fête de Péterhoff de deux points de vue différents: le matériel et le moral; sous ces deux rapports le même spectacle produit des impressions diverses.

Je n'ai rien vu de plus beau pour les yeux, de plus triste pour la pensée que cette réunion soi-disant nationale de courtisans et de paysans, qui se réunissent de fait dans les mêmes salons sans se rapprocher de cœur. Socialement ceci me déplaît, parce qu'il me paraît que l'Empereur, par ce faux luxe de popularité, abaisse les grands sans relever les petits. Tous les hommes sont égaux devant Dieu, et, pour un Russe, Dieu c'est le maître: ce maître suprême est si loin de la terre qu'il ne voit point de distance entre le serf et le seigneur; des hauteurs où réside sa sublimité, les petites nuances qui divisent l'humanité échappent à ses regards divins. C'est ainsi que les aspérités qui hérissent la surface du globe s'évanouiraient aux yeux d'un habitant du soleil.