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Lorsque l'Empereur ouvre librement en apparence son palais aux paysans privilégiés, aux bourgeois choisis qu'il admet deux fois par an à l'honneur de lui faire leur cour[16], il ne dit pas au laboureur, au marchand: «Tu es un homme comme moi;» mais il dit au grand seigneur: «Tu es un esclave comme eux; et moi, votre dieu, je plane sur vous tous également.» Telle est, toute fiction politique à part, le sens moral de cette fête, et voilà ce qui en gâte le spectacle à mes yeux. Au surplus, j'ai remarqué qu'il plaisait au maître et aux serfs beaucoup plus qu'aux courtisans de profession.

Chercher un simulacre de popularité dans l'égalité des autres, c'est un jeu cruel, une plaisanterie de despote qui pouvait éblouir les hommes d'un autre siècle, mais qui ne saurait tromper des peuples parvenus à l'âge de l'expérience et de la réflexion. Ce n'est pas l'Empereur Nicolas qui a eu recours à une telle supercherie; mais puisqu'il n'a pas inventé cette puérilité politique, il serait digne de lui de l'abolir. Il est vrai que rien ne s'abolit sans péril en Russie; les peuples qui manquent de garantie, ne s'appuient que sur les habitudes. L'attachement opiniâtre à la coutume défendue par l'émeute et le poison, est une des bases de la constitution, et la mort périodique des souverains prouve aux Russes que cette constitution sait se faire respecter. L'équilibre d'une telle machine est pour moi un profond et douloureux mystère.

Comme décoration, comme assemblage pittoresque d'hommes de tous états, comme revue de costumes magnifiques ou singuliers, on ne saurait faire assez d'éloges de la fête de Péterhoff. Rien de ce que j'en avais lu, de ce qu'on m'en avait raconté n'aurait pu me donner l'idée d'une telle féerie; l'imagination était restée au-dessous de la réalité.

Figurez-vous un palais bâti sur une terrasse dont la hauteur équivaut à une montagne dans un pays de plaines à perte de vue, pays tellement plat, que, d'une élévation de soixante pieds, vous jouissez d'un horizon immense; au-dessous de cette imposante construction commence un vaste parc qui ne finit qu'à la mer, où vous apercevez une ligne de vaisseaux de guerre qui le soir de la fête doivent être illuminés; c'est de la magie; le feu qui s'allume brille et s'étend, comme un incendie, depuis les bosquets et les terrasses du palais jusque sur les flots du golfe de Finlande. Dans le parc les lampions font l'effet du jour. Vous y voyez des arbres diversement éclairés par des soleils de toutes couleurs; ce n'est pas par milliers, par dix milliers que l'on compte les lumières de ces jardins d'Armide, c'est par centaines de mille, et vous admirez tout cela à travers les fenêtres d'un château pris d'assaut par un peuple aussi respectueux que s'il avait passé sa vie à la cour.

Néanmoins dans cette foule, où l'on cherche à effacer les rangs, toutes les classes se retrouvent sans se confondre. Quelques attaques qu'ait portées le despotisme à l'aristocratie, il y a encore des castes en Russie.

C'est un point de ressemblance de plus avec l'Orient, et ce n'est pas une des contradictions les moins frappantes de l'ordre social tel que l'ont fait les mœurs du peuple combinées avec le gouvernement du pays. Ainsi à cette fête de l'Impératrice, vraie bacchanale du pouvoir absolu, j'ai reconnu l'image de l'ordre qui règne dans l'État sous le désordre apparent du bal. C'étaient toujours des marchands, des soldats, des laboureurs, des courtisans que je rencontrais, et tous se distinguaient à leur costume: un habit qui n'indiquerait pas le rang de l'homme, un homme qui n'aurait de valeur que son mérite personnel, seraient ici des anomalies, des inventions européennes importées par des novateurs inquiets et d'imprudents voyageurs. N'oubliez pas que nous sommes aux confins de l'Asie: un Russe en frac chez lui me fait l'effet d'un étranger.

Les vrais Russes à barbe pensent là-dessus comme moi, et ils se promettent bien de faire un beau jour main basse sur tous ces freluquets infidèles aux anciens usages, indifférents aux vrais intérêts de la patrie, et qui trahissent leur pays pour rivaliser de civilisation avec l'étranger.

La Russie est placée sur la limite de deux continents: ce qui vient de l'Europe n'est pas de nature à s'amalgamer complètement avec ce qui a été apporté de l'Asie. Cette société n'a jusqu'à présent été policée qu'en souffrant la violence et l'incohérence des deux civilisations en présence, mais encore très-diverses; c'est pour le voyageur une source d'observations intéressantes sinon consolantes.

Le bal est une cohue; il est soi-disant masqué parce que les hommes y portent sous le bras un petit chiffon de soie baptisé manteau vénitien, et qui flotte ridiculement par-dessus les uniformes. Les salles du vieux palais remplies de monde sont un océan de têtes à cheveux gras, toutes dominées par la noble tête de l'Empereur, de qui la taille, la voix et la volonté planent sur son peuple. Ce prince paraît digne et capable de subjuguer les esprits comme il surpasse les corps; une sorte de prestige me semble attaché à sa personne; à Péterhoff, comme à la parade, comme à la guerre, comme dans tout l'Empire, comme à tous les moments de sa vie, vous voyez en lui l'homme qui règne.

Ce règne perpétuel et perpétuellement adoré serait une vraie comédie, si de cette représentation permanente ne dépendait l'existence de soixante millions d'hommes qui ne vivent que parce que l'homme que vous voyez là, devant vous, en attitude d'Empereur, leur accorde la permission de respirer et leur dicte la manière d'user de cette permission; c'est le droit divin appliqué au mécanisme de la vie sociale; tel est le côté sérieux de la représentation: de là dérivent des faits tellement graves que la peur qu'on en a étouffe l'envie d'en rire.

Il n'existe pas aujourd'hui sur la terre un seul homme qui jouisse d'un tel pouvoir, et qui en use: pas en Turquie, pas même en Chine. Figurez-vous l'habileté de nos gouvernements éprouvés par des siècles d'exercice, mise au service d'une société encore jeune et féroce, les rubriques des administrations de l'Occident aidant de toute l'expérience moderne le despotisme de l'Orient, la discipline européenne soutenant la tyrannie de l'Asie, la police appliquée à cacher la barbarie pour la perpétuer au lieu de l'étouffer; la brutalité, la cruauté disciplinées, la tactique des armées de l'Europe servant à fortifier la politique de l'Orient: faites-vous l'idée d'un peuple à demi sauvage, qu'on a enrégimenté sans le civiliser; et vous comprendrez l'état moral et social du peuple russe.

Profiter des progrès administratifs des nations européennes pour

gouverner soixante millions d'hommes à l'orientale, tel est, depuis

Pierre Ier, le problème à résoudre pour les hommes qui dirigent la

Russie.

Les règnes de Catherine-la-Grande et d'Alexandre n'ont fait que prolonger l'enfance systématique de cette nation qui n'existe encore que de nom.

Catherine avait institué des écoles pour contenter les philosophes français dont sa vanité quêtait les louanges. Le gouverneur de Moscou, l'un de ses anciens favoris, récompensé par un pompeux exil dans l'ancienne capitale de l'Empire, lui écrivait un jour que personne n'envoyait ses enfants à l'école; l'Impératrice répondit à peu près en ces termes: