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«Mon cher prince, ne vous plaignez pas de ce que les Russes n'ont pas le désir de s'instruire; si j'institue des écoles ce n'est pas pour nous, c'est pour l'Europe, où IL FAUT MAINTENIR NOTRE RANG DANS L'OPINION; mais du jour où nos paysans voudraient s'éclairer, ni vous ni moi nous ne resterions à nos places.»

Cette lettre a été lue par une personne en laquelle j'ai toute confiance; sans doute en l'écrivant l'Impératrice était en distraction, et c'est précisément parce qu'elle était sujette à de telles absences qu'on la trouvait si aimable et qu'elle exerçait tant de puissance sur l'esprit des hommes à imagination.

Les Russes nieront l'authenticité de l'anecdote selon leur tactique ordinaire; mais si je ne suis pas sûr de l'exactitude des paroles, je puis affirmer qu'elles expriment la vraie pensée de la souveraine. Ceci doit suffire pour vous et pour moi.

Vous pouvez reconnaître à ce trait l'esprit de vanité qui gouverne et tourmente les Russes, et qui pervertit jusque dans sa source le pouvoir établi sur eux.

Cette malheureuse opinion européenne est un fantôme qui les poursuit dans le secret de leur pensée, et qui réduit pour eux la civilisation à un tour de passe-passe exécuté plus ou moins adroitement.

L'Empereur actuel avec son jugement sain, son esprit clair, a vu

l'écueil, mais pourra-t-il l'éviter? Il faut plus que la force de

Pierre-le-Grand pour remédier au mal causé par ce premier corrupteur des

Russes.

Aujourd'hui la difficulté est double; l'esprit du paysan, resté rude et barbare, regimbe contre la culture, tandis que ses habitudes, sa complexion le soumettent au frein; en même temps la fausse élégance des grands seigneurs contrarie le caractère national sur lequel il faudrait s'appuyer pour ennoblir le peuple: quelle complication! qui déliera ce nouveau nœud gordien?…

J'admire l'Empereur Nicolas, un homme de génie peut seul accomplir la tâche qu'il s'est imposée. Il a vu le mal, il a entrevu le remède et s'efforce de l'appliquer: lumière et volonté, voilà ce qui fait les grands princes.

Cependant un règne peut-il suffire pour guérir des maux qui datent d'un siècle et demi? Le mal est si enraciné qu'il frappe même l'œil des étrangers un peu attentifs, et pourtant la Russie est un pays où tout le monde conspire à tromper le voyageur.

Savez-vous ce que c'est que de voyager en Russie? Pour un esprit léger, c'est se nourrir d'illusions; mais pour quiconque a les yeux ouverts et joint à un peu de puissance d'observation une humeur indépendante, c'est un travail continu, opiniâtre, et qui consiste à discerner péniblement à tout propos deux nations luttant dans une multitude. Ces deux nations, c'est la Russie telle qu'elle est, et la Russie telle qu'on voudrait la montrer à l'Europe.

L'Empereur, moins que personne, est garanti contre le piége des illusions. Rappelez-vous le voyage de Catherine à Cherson: elle traversait des déserts, mais on lui bâtissait des lignes de villages à une demi-lieue du chemin par lequel elle passait; et comme elle n'allait pas regarder derrière les coulisses de ce théâtre où le tyran jouait le niais, elle crut ses provinces méridionales peuplées, tandis qu'elles restaient frappées d'une stérilité causée par l'oppression de son gouvernement bien plus que par les rigueurs de la nature. La finesse des hommes chargés par l'Empereur des détails de l'administration russe expose encore aujourd'hui le souverain à des déceptions du même genre. Aussi ce fait me revient-il souvent à la mémoire.

Le corps diplomatique, et en général les Occidentaux, ont toujours été considérés, par ce gouvernement à l'esprit byzantin et par la Russie tout entière, comme des espions malveillants et jaloux. Il y a ce rapport entre les Russes et les Chinois que les uns et les autres croient toujours que les étrangers les envient; ils nous jugent d'après eux.

Aussi l'hospitalité moscovite tant vantée est-elle devenue un art qui se résout en une politique très-fine; il consiste à rendre ses hôtes contents aux moindres frais possibles de sincérité. Parmi les voyageurs, ceux qui se laissent le plus débonnairement et le plus longtemps piper, sont les mieux vus. Ici la politesse n'est que l'art de se déguiser réciproquement la double peur qu'on éprouve et qu'on inspire. J'entrevois au fond de toute chose une violence hypocrite, pire que la tyrannie de Bati, dont la Russie moderne est moins loin qu'on ne voudrait nous le faire croire. J'entends parler partout le langage de la philosophie, et partout je vois l'oppression à l'ordre du jour. On me dit: «Nous voudrions bien pouvoir nous passer d'arbitraire, nous serions plus riches et plus forts; mais nous avons affaire à des peuples de l'Asie.» En même temps on pense: «Nous voudrions bien pouvoir nous dispenser de parler libéralisme, philanthropie, nous serions plus heureux et plus forts; mais nous avons à traiter avec les gouvernements de l'Europe.»

Il faut le dire, les Russes de toutes les classes conspirent avec un accord merveilleux à faire triompher chez eux la duplicité. Ils ont une dextérité dans le mensonge, un naturel dans la fausseté dont le succès révolte ma sincérité autant qu'il m'épouvante. Tout ce que j'admire ailleurs, je le hais ici parce que je le trouve payé trop cher: l'ordre, la patience, le calme, l'élégance, la politesse, le respect, les rapports naturels et moraux qui doivent s'établir entre celui qui conçoit et celui qui exécute, enfin tout ce qui fait le prix, le charme des sociétés bien organisées, tout ce qui donne un sens et un but aux institutions politiques se confond ici dans un seul sentiment, la crainte. En Russie, la crainte remplace, c'est-à-dire paralyse la pensée; ce sentiment, quand il règne seul, ne peut produire que des apparences de civilisation: n'en déplaise aux législateurs à vue courte, la crainte ne sera jamais l'âme d'une société bien organisée; ce n'est pas l'ordre, c'est le voile du chaos, voilà tout: où la liberté manque, manquent l'âme et la vérité. La Russie est un corps sans vie; un colosse qui subsiste par la tête, mais dont tous les membres, également privés de force, languissent!… De là une inquiétude profonde, un malaise inexprimable, et ce malaise ne tient pas, comme chez les nouveaux révolutionnaires français, au vague des idées, à l'abus, à l'ennui de la prospérité matérielle, aux jalousies qui naissent de la concurrence; il est l'expression d'une souffrance positive, l'indice d'une maladie organique.

Je crois que de toutes les parties de la terre, la Russie est celle où les hommes ont le moins de bonheur réel. Nous ne sommes pas heureux chez nous, mais nous sentons que le bonheur dépend de nous; chez les Russes, il est impossible. Figurez-vous les passions républicaines (car encore une fois sous l'Empereur de Russie règne l'égalité fictive) bouillonnant dans le silence du despotisme: c'est une combinaison effrayante, surtout par l'avenir qu'elle présage au monde. La Russie est une chaudière d'eau bouillante bien fermée, mais placée sur un feu qui devient toujours plus ardent: je crains l'explosion; et ce qui n'est pas fait pour me rassurer, c'est que l'Empereur a plusieurs fois éprouvé la même crainte que moi dans le cours de son règne laborieux: laborieux dans la paix comme dans la guerre; car de nos jours les empires sont comme des machines qui s'usent au repos. La prudence les paralyse, l'inquiétude les dévore. C'est donc cette tête sans corps, ce souverain sans peuple qui donne des fêtes populaires. Il me semble qu'avant de faire de la popularité, il faudrait faire un peuple.