A la vérité ce pays se prête merveilleusement à tous les genres de fraude; il existe ailleurs des esclaves, mais, pour trouver autant d'esclaves courtisans, c'est en Russie qu'il faut venir. On ne sait de quoi s'émerveiller le plus de l'inconséquence ou de l'hypocrisie: Catherine II n'est pas morte; car malgré le caractère si franc de son petit-fils, c'est toujours par la dissimulation que la Russie est gouvernée… En ce pays, la tyrannie avouée serait un progrès.
Sur ce point, comme sur bien d'autres, les étrangers qui ont décrit la Russie sont d'accord avec les Russes pour tromper le monde. Peut-on être plus traîtreusement complaisants que la plupart de ces écrivains accourus ici de tous les coins de l'Europe pour faire de la sensibilité sur la touchante familiarité qui règne entre l'Empereur de Russie et son peuple? Le prestige du despotisme serait-il donc si grand qu'il subjuguerait même les simples curieux? Ou ce pays n'a encore été peint que par des hommes dont la position, dont le caractère ne leur permettaient pas l'indépendance, ou les esprits les plus sincères perdent la liberté du jugement dès qu'ils entrent en Russie.
Quant à moi, je me défends de cette influence par l'aversion que j'ai pour la feinte.
Je ne hais qu'un mal, et si je le hais, c'est parce que je crois qu'il engendre et suppose tous les autres maux: ce mal, c'est le mensonge. Aussi m'efforcé-je de le démasquer partout où je le rencontre; c'est l'horreur que j'ai pour la fausseté qui me donne le désir et le courage d'écrire ce voyage: je l'ai entrepris par curiosité, je le raconterai par devoir.
La passion de la vérité est une muse qui tient lieu de force, de jeunesse, de lumière. Ce sentiment va si loin en moi qu'il me fait aimer le temps où nous vivons; si notre siècle est un peu grossier, il est du moins plus sincère que ne le fut celui qui l'a précédé; il se distingue par la répugnance quelquefois brutale qu'il montre pour toutes les affectations, et je partage cette aversion. La haine de l'hypocrisie est le flambeau dont je me sers pour me guider dans le labyrinthe du monde: ceux qui trompent les hommes, de quelque manière que ce soit, me paraissent des empoisonneurs, et les plus élevés, les plus puissants, sont les plus coupables. Quand la parole ment, quand l'écrit ment, quand l'action ment, je les déteste: quand le silence ment comme en Russie, je l'interprète. C'est le punir.
Voilà ce qui m'a empêché hier de jouir, par la pensée, d'un spectacle que j'admirais des yeux malgré moi; s'il n'était pas touchant, comme on voulait me le faire croire, il était pompeux, magnifique, singulier, nouveau; mais il paraissait trompeur; cette idée suffisait pour lui ôter son prestige à mes yeux. La passion de la vérité qui domine aujourd'hui les cœurs français est encore inconnue en Russie.
Après tout, quelle est donc cette foule baptisée peuple, et dont l'Europe se croit obligée de vanter niaisement la respectueuse familiarité en présence de ses souverains? ne vous y trompez pas: ce sont des esclaves d'esclaves. Les grands seigneurs envoient pour fêter l'Impératrice des paysans choisis et qu'on dit venus là au hasard; ces serfs d'élite sont admis à l'honneur de venir représenter dans le palais un peuple qui n'existe point ailleurs; ils font foule avec la domesticité de la cour dont on accorde également l'entrée ce jour-là aux marchands les mieux famés, les plus connus par leur dévouement, car il faut quelques hommes à barbe pour satisfaire les vrais, les vieux Russes. Voilà en réalité ce que c'est que ce peuple dont les excellents sentiments sont donnés pour exemple aux autres peuples par les souverains de la Russie, depuis l'Impératrice Élisabeth! C'est, je crois, de ce règne que datent ces sortes de fêtes; aujourd'hui l'Empereur Nicolas, avec son caractère de fer, son admirable droiture d'intention, et toute l'autorité que lui assurent ses vertus publiques et privées, n'en pourrait peut-être pas abolir l'usage. Il est donc vrai que, même sous le gouvernement le plus absolu en apparence les choses sont plus fortes que les hommes. Le despotisme ne se montre à découvert que par moments sous les tyrans ou sous les fous dont la fureur l'énerve.
Rien n'est si périlleux pour un homme, quelque élevé qu'il soit au-dessus des autres, que de dire à une nation: «On t'a trompée, et je ne veux plus être complice de ton erreur.» Le vulgaire tient au mensonge, même à celui qui lui nuit, plus qu'à la vérité, parce que l'orgueil humain préfère ce qui vient de l'homme à ce qui vient de Dieu. Ceci est vrai sous tous les gouvernements, mais c'est doublement vrai sous le despotisme.
Une indépendance comme celle des mugics de Péterhoff n'inquiète qui que ce soit. Voilà une liberté, une égalité comme il en faut aux despotes! on peut vanter celle-là sans risque: mais conseillez à la Russie une émancipation graduelle, vous verrez ce qu'on vous fera, ce qu'on dira de vous en ce pays.
J'entendais hier tous les gens de la cour en passant près de moi vanter la politesse de leurs serfs. «Allez donc donner une fête pareille en France,» disaient-ils. J'étais bien tenté de leur répondre: «Pour comparer nos deux peuples, attendez que le vôtre existe.»
Je me rappelais en même temps une fête donnée par moi à des gens du peuple, à Séville; c'était pourtant sous le despotisme de Ferdinand VII; la vraie politesse de ces hommes libres, de fait si ce n'est de droit, me fournissait un objet de comparaison peu favorable aux Russes[17].
La Russie est l'Empire des catalogues: à lire comme collection d'étiquettes, c'est superbe; mais gardez-vous d'aller plus loin que les titres. Si vous ouvrez le livre, vous n'y trouverez rien de ce qu'il annonce: tous les chapitres sont indiqués, mais tous sont à faire. Combien de forêts ne sont que des marécages où vous ne couperiez pas un fagot!… Les régiments éloignés sont des cadres où il n'y a pas un homme; les villes, les routes sont en projet, la nation elle-même n'est encore qu'une affiche placardée sur l'Europe, dupe d'une imprudente fiction diplomatique[18]. Je n'ai trouvé ici de vie propre qu'à l'Empereur et de naturel qu'à la cour.
Les marchands, qui formeraient une classe moyenne, sont en si petit nombre qu'ils ne peuvent marquer dans l'État; d'ailleurs presque tous sont étrangers. Les écrivains se comptent par un ou deux à chaque génération: les artistes sont comme les écrivains; leur petit nombre les fait estimer, mais si leur rareté sert à leur fortune personnelle, elle nuit à leur influence sociale. Il n'y a pas d'avocats dans un pays où il n'y a pas de justice; où donc trouver cette classe moyenne qui fait la force des États et sans laquelle un peuple n'est qu'un troupeau conduit par quelques limiers habilement dressés?
Je n'ai pas mentionné une espèce d'hommes qui ne doivent être comptés ni parmi les grands ni parmi les petits: ce sont les fils de prêtres; presque tous deviennent des employés subalternes; et ce peuple de commis est la plaie de la Russie[19]: il forme une espèce de corps de noblesse obscure très-hostile aux grands seigneurs; une noblesse dont l'esprit est antiaristocratique dans la vraie signification politique du mot, et qui en même temps est très-pesante aux serfs: ce sont ces hommes incommodes à l'État, fruits du schisme, lequel permit au prêtre d'avoir une femme, qui commenceront la prochaine révolution de la Russie.
Le corps de cette noblesse secondaire se recrute également des administrateurs, des artistes, des employés de tous genres venus de l'étranger et de leurs enfants ennoblis: voyez-vous dans tout cela l'élément d'un peuple vraiment russe, et digne et capable de justifier, d'apprécier la popularité du souverain?
Encore une fois, tout est déception en Russie, et la gracieuse familiarité du Czar accueillant dans son palais ses serfs et les serfs de ses courtisans n'est qu'une dérision de plus.