La peine de mort n'existe pas en ce pays, hors pour crime de haute trahison; pourtant il est de certains coupables qu'on veut tuer. Or, voici comment on s'y prend pour concilier la douceur des codes avec la férocité traditionnelle des mœurs: quand un criminel est condamné à plus de cent coups de knout, le bourreau qui sait ce que signifie cet arrêt, tue par humanité le patient au troisième coup en le frappant dans un endroit mortel. Mais la peine de mort est abolie!…[20] Mentir ainsi à la loi n'est-ce pas faire pis que de proclamer la tyrannie la plus audacieuse?
Parmi les six ou sept mille représentants de cette fausse nation russe entassés hier au soir dans le palais de Péterhoff, j'ai vainement cherché une figure gaie; on ne rit pas quand on ment.
Vous pouvez m'en croire sur ces résultats du gouvernement absolu, car lorsque je suis venu examiner ce pays c'était dans l'espoir d'y trouver un remède contre les maux qui menacent le nôtre. Si vous pensez que je juge la Russie trop sévèrement, n'accusez que l'impression involontaire que je reçois chaque jour des choses et des personnes, et que tout ami de l'humanité en recevrait à ma place s'il s'efforçait de regarder comme je le fais au delà de ce qu'on lui montre.
Cet Empire, tout immense qu'il est, n'est qu'une prison dont l'Empereur tient la clef; et dans cet État, qui ne peut vivre que de conquêtes, rien n'approche en pleine paix, du malheur des sujets, si ce n'est le malheur du prince. La vie du geôlier m'a toujours paru si semblable à celle du prisonnier que je ne puis me lasser d'admirer le prestige d'imagination qui fait que l'un de ces deux hommes se croit infiniment moins à plaindre que l'autre.
L'homme ne connaît ici ni les vraies jouissances sociales des esprits cultivés, ni la liberté absolue et brutale du sauvage, ni l'indépendance d'action du demi-sauvage, du barbare; je ne vois de compensation au malheur de naître sous ce régime que les rêves de l'orgueil et l'espoir de la domination: c'est à cette passion que j'en reviens chaque fois que je veux analyser la vie morale des habitants de la Russie. Le Russe pense et vit en soldat!…
Un soldat, quel que soit son pays, n'est guère citoyen; il l'est ici moins que partout ailleurs; c'est un prisonnier à vie condamné à garder des prisonniers.
Remarquez bien qu'en Russie le mot de prison indique quelque chose de plus que ce qu'il signifie ailleurs. Quand on pense à toutes les cruautés souterraines dérobées à notre pitié par la discipline du silence dans un pays où tout homme fait en naissant l'apprentissage de la discrétion, on frémit. Il faut venir ici pour prendre la réserve en haine; tant de prudence révèle une tyrannie secrète, et dont l'image me devient présente en tous lieux. Chaque mouvement de physionomie, chaque réticence, chaque inflexion de voix m'apprend le danger de la confiance et du naturel.
Il n'est pas jusqu'à l'aspect des maisons qui ne reporte ma pensée vers les douloureuses conditions de l'existence humaine dans ce pays.
Si je passe le seuil du palais de quelque grand seigneur et que j'y voie régner une saleté dégoûtante, mal déguisée sous un luxe non trompeur; si, pour ainsi dire, je respire la vermine jusque sous le toit de l'opulence, je ne me dis pas: voici des défauts, et partant de la sincérité!… non, je ne m'arrête point à ce qui frappe mes sens, je vais plus loin, et je me représente aussitôt l'ordure qui doit empester les cachots d'un pays où les hommes opulents ne craignent pas la malpropreté pour eux-mêmes; lorsque je souffre de l'humidité de ma chambre, je pense aux malheureux exposés à celle des cachots sous-marins de Kronstadt, de la forteresse de Pétersbourg et de bien d'autres souterrains dont j'ignore jusqu'au nom; le teint hâve des soldats que je vois passer dans la rue me retrace les rapines des employés chargés de l'approvisionnement de l'armée; la fraude de ces traîtres rétribués par l'Empereur pour nourrir ses gardes, qu'ils affament, est écrite en traits de plomb sur le visage livide des infortunés privés d'une nourriture saine et même suffisante, par des hommes qui ne pensent qu'à s'enrichir vite, sans craindre de déshonorer le gouvernement qu'ils volent, ni d'encourir la malédiction des esclaves enrégimentés qu'ils tuent; enfin, à chaque pas que je fais ici, je vois se lever devant moi le fantôme de la Sibérie, et je pense à tout ce que signifie le nom de ce désert politique, de cet abîme de misères, de ce cimetière des vivants; monde des douleurs fabuleuses, terre peuplée de criminels infâmes et de héros sublimes, colonie sans laquelle cet Empire serait incomplet comme un palais sans caves.
Tels sont les sombres tableaux qui se présentent à mon imagination au moment où l'on nous vante les rapports touchants du Czar avec ses sujets. Non certes, je ne suis point disposé à me laisser éblouir par la popularité Impériale; au contraire je le suis à perdre l'amitié des Russes plutôt que la liberté d'esprit dont j'use pour juger leurs ruses et les moyens employés par eux afin de nous tromper et de se tromper eux-mêmes; mais je crains peu leur colère, car je leur rends la justice de croire qu'au fond du cœur ils jugent leur pays plus sévèrement que je ne le juge, parce qu'ils le connaissent mieux que je ne le connais. En me blâmant tout haut, ils m'absoudront tout bas; c'est assez pour moi. Un voyageur qui se laisserait endoctriner ici par les gens du pays pourrait parcourir l'Empire d'un bout à l'autre et revenir chez lui sans avoir fait autre chose qu'un cours de façades: c'est là ce qu'il faut pour plaire à mes hôtes, je le vois; mais à ce prix leur hospitalité me coûterait trop cher; j'aime mieux renoncer à leurs éloges que de perdre le véritable, l'unique fruit de mon voyage: l'expérience.
Pourvu qu'un étranger se montre niaisement actif, qu'il se lève de bonne heure après s'être couché tard, qu'il ne manque pas un bal après avoir assisté à toutes les manœuvres, en un mot, qu'il s'agite au point de ne pouvoir penser, il est le bien venu partout, on le juge avec bienveillance, on le fête; une foule d'inconnus lui serreront la main chaque fois que l'Empereur lui aura parlé, ou souri, et en partant il sera déclaré un voyageur distingué. Il me semble voir le bourgeois gentilhomme turlupiné par le mufti de Molière. Les Russes ont fait un mot français excellent pour désigner leur hospitalité politique: en parlant des étrangers, qu'ils aveuglent à force de fêtes: il faut les enguirlander, disent-ils[21]. Mais qu'il se garde de montrer que le zèle du métier se ralentit en lui; au premier symptôme de fatigue, ou de clairvoyance; à la moindre négligence qui trahirait non pas l'ennui, mais la faculté de s'ennuyer, il verrait se lever contre lui, comme un serpent irrité, l'esprit russe, le plus caustique des esprits[22].
La moquerie, cette impuissante consolation de l'opprimé, est ici le plaisir du paysan, comme le sarcasme est l'élégance du grand seigneur; l'ironie et l'imitation sont les seuls talents naturels que j'aie reconnus aux Russes. L'étranger une fois en butte au venin de leur critique ne s'en relèverait pas; il serait passé aux langues comme un déserteur aux baguettes; avili, abattu, il finirait par tomber sous les pieds d'une tourbe d'ambitieux, les plus impitoyables, les plus bronzés qu'il y ait au monde. Les ambitieux ont toujours plaisir à tuer un homme. «Étouffons-le par précaution; c'en est toujours un de moins: un homme est presque un rival, car il pourrait le devenir.»
Ce n'est pas à la cour qu'il faut vivre pour conserver quelque illusion sur l'hospitalité orientale pratiquée en Russie. Ici l'hospitalité est comme ces vieux refrains chantés par les peuples même après que la chanson n'a plus de sens pour ceux qui la répètent; l'Empereur donne le ton de ce refrain, et les courtisans reprennent en chœur. Les courtisans russes me font l'effet de marionnettes dont les ficelles sont trop grosses.