Выбрать главу

Je ne crois pas davantage à la probité du mugic. On m'assure avec emphase qu'il ne déroberait pas une fleur dans les jardins de son Czar; là-dessus je ne dispute point; je sais les miracles qu'on obtient de la peur; mais ce que je sais aussi c'est que ce peuple modèle, ce paysan de cour, ne se fait point faute de voler les grands seigneurs ses rivaux d'un jour, si, trop attendris de sa présence au palais et trop confiants dans les sentiments d'honneur du serf ennobli pour un jour, ils cessent un instant de veiller sur les mouvements de ses mains.

Hier au bal Impérial et populaire du palais de Péterhoff, l'ambassadeur de Sardaigne a eu sa montre fort adroitement enlevée du gousset, malgré la chaîne de sûreté qui devait la défendre. Beaucoup de personnes ont perdu dans la bagarre leurs mouchoirs et d'autres objets. On m'a pris à moi une bourse garnie de quelques ducats, et je me suis consolé de cette perte en riant sous cape des éloges prodigués à la probité de ce peuple par ses seigneurs. Ceux-ci savent bien ce que valent leurs belles phrases; mais je ne suis pas fâché de le savoir aussi bien qu'eux.

En voyant toutes leurs finesses inutiles, je cherche les dupes de ces puérils mensonges, et je m'écrie comme Basile: «Qui trompe-t-on ici? tout le monde est dans le secret.»

Les Russes ont beau dire et beau faire, tout observateur sincère ne verra chez eux que des Grecs du Bas-Empire formés à la stratégie moderne par les Prussiens du XVIIIe siècle et par les Français du XIXe.

La popularité d'un autocrate me paraît aussi suspecte en Russie, que l'est à mes yeux la bonne foi des hommes qui prêchent en France la démocratie absolue au nom de la liberté: sophismes sanglants!… Détruire la liberté en prêchant le libéralisme, c'est assassiner, car la société vit de vérité; faire de la tyrannie patriarcale, c'est encore assassiner!…

J'ai une idée fixe: c'est qu'on peut et qu'on doit régner sur les hommes sans les tromper. Si dans la vie privée le mensonge est une bassesse, dans la vie publique c'est un crime; tout gouvernement qui ment est un conspirateur plus dangereux que le meurtrier qu'il fait décapiter légalement; et, malgré l'exemple de certains grands esprits gâtés par un siècle de beaux esprits, le crime, c'est-à-dire le mensonge, est la plus énorme des fautes: en renonçant à la vérité, le génie abdique; et, par un renversement étrange, c'est alors le maître qui s'humilie devant l'esclave, car l'homme qui trompe est au-dessous de l'homme trompé. Ceci s'applique au gouvernement, à la littérature, comme à la religion.

Mon idée sur la possibilité de faire servir la sincérité chrétienne à la politique n'est pas si creuse qu'elle peut le paraître aux habiles, car c'est aussi celle de l'Empereur Nicolas, esprit pratique et lucide s'il en est. Je ne crois pas qu'il y ait aujourd'hui sur aucun trône un prince qui déteste autant le mensonge et qui mente aussi peu que ce prince.

Il s'est fait le champion du pouvoir monarchique en Europe, et vous savez s'il soutient ce rôle avec franchise. On ne le voit pas, comme certain gouvernement, prêcher dans chaque localité une politique différente selon les intérêts purement mercantiles; loin de là, il favorise partout indistinctement les principes qui s'accordent avec son système: voilà comme il est royaliste absolu. Est-ce ainsi que l'Angleterre est libérale, constitutionnelle et favorable à la philanthropie?

L'Empereur Nicolas lit tous les jours lui-même, d'un bout à l'autre, un journal français, un seuclass="underline" le Journal des Débats. Il ne parcourt les autres que lorsqu'on lui indique quelque article intéressant.

Soutenir le pouvoir pour sauver l'ordre social, c'est en France le but des meilleurs esprits; c'est aussi la pensée constante du Journal des Débats, pensée défendue avec une supériorité de raison qui explique la considération accordée à cette feuille dans notre pays comme dans le reste de l'Europe.

La France souffre du mal du siècle; elle en est plus malade qu'aucun autre pays: ce mal, c'est la haine de l'autorité; le remède consiste donc à fortifier l'autorité, voilà ce que pensent l'Empereur à Pétersbourg et le Journal des Débats à Paris.

Mais, comme ils ne s'accordent que sur le but, ils sont d'autant plus ennemis qu'ils semblent plus rapprochés l'un de l'autre. Le choix des moyens ne divise-t-il pas souvent des esprits réunis sous la même bannière? On se rencontrait alliés, on se sépare ennemis.

La légitimité par droit d'héritage paraît à l'Empereur de Russie l'unique moyen d'arriver à son but, et en forçant un peu le sens ordinaire du vieux mot légitimité, sous prétexte qu'il en existe une autre plus sûre, celle de l'élection basée sur les vrais intérêts du pays, le Journal des Débats élève autel contre autel au nom du salut des sociétés.

Or, du combat de ces deux légitimités, dont l'une est aveugle comme la nécessité, l'autre flottante comme la passion, il résulte une colère d'autant plus vive que les raisons décisives manquent aux avocats des deux systèmes qui se servent des mêmes termes pour arriver à des conclusions opposées.

Ce qu'il y a de certain parmi tant de doutes, c'est que tout homme qui se retracera l'histoire de Russie depuis l'origine de cet Empire, mais surtout depuis l'avènement des Romanoff, ne pourra que s'émerveiller de voir le prince qui règne aujourd'hui sur ce pays se porter le défenseur du dogme monarchique de la légitimité par droit d'héritage, selon le sens que dans sa religion politique la France donnait autrefois au mot légitimité; tandis qu'en faisant un retour sur lui-même et sur les moyens violents employés par plusieurs de ses ancêtres pour transmettre le pouvoir à leurs successeurs, il apprendrait de la logique des événements à préférer la légitimité du Journal des Débats.

Je me complais dans les digressions; vous le savez depuis longtemps: cette espèce de désordre séduit mon imagination, éprise de tout ce qui ressemble à de la liberté. Je ne m'en corrigerais que s'il fallait chaque fois m'en excuser, et multiplier les précautions oratoires pour varier les transitions, parce qu'alors la peine passerait le plaisir.

Le site de Péterhoff est jusqu'à présent le plus beau tableau naturel que j'aie vu en Russie. Une falaise peu élevée domine la mer qui commence à l'extrémité du parc, environ à un tiers de lieue au-dessous du palais, lequel est bâti au bord de cette petite falaise coupée presque à pic par la nature. En cet endroit, on y a pratiqué de magnifiques rampes; vous descendez de terrasse en terrasse jusque dans le parc, où vous trouvez des bosquets, majestueux par l'épaisseur de leur ombre et par leur étendue. Ce parc est orné de jets d'eau et de cascades artificielles, dans le goût de celles de Versailles; et il est assez varié pour un jardin dessiné à la manière de Lenotre. Il s'y trouve certains points élevés, certaines fabriques d'où l'on découvre la mer, les côtes de la Finlande, puis l'arsenal de la marine russe, l'île de Cronstadt avec ses remparts de granit à fleur d'eau, et plus loin, à neuf lieues vers la droite, Pétersbourg la blanche ville, qui de loin paraît gaie et brillante, et qui, avec ses amas de palais aux toits peints, ses îles, ses temples aux colonnes plâtrées, ses forêts de clochers semblables à des minarets, ressemble vers le soir à une forêt de sapins dont les pyramides argentées seraient illuminées par un incendie.

Du milieu de cette forêt coupée par des bras de rivière, on voit déboucher, ou du moins on devine les divers lits de la Néva, laquelle se divise près du golfe et vient finir à la mer dans toute la majesté d'un grand fleuve dont la magnifique embouchure fait oublier qu'il n'a que dix-huit lieues de cours. Encore une apparence! On dirait qu'ici la nature est d'accord avec les hommes pour entourer d'illusions le voyageur ébloui. Ce paysage est plat, froid, mais grandiose, et sa tristesse impose.