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L'effrayante maigreur de l'Impératrice, son air languissant, son regard terne rendent ces présages plus sinistres. La vie qu'elle mène lui devient mortelle: des fêtes, des bals tous les soirs! Il faut s'amuser ici incessamment sous peine d'y mourir d'ennui.

Pour l'Impératrice et pour les courtisans zélés le spectacle des revues, des parades commence de bonne heure le matin; elles sont toujours suivies de quelques réceptions; l'Impératrice rentre dans son intérieur pour un quart d'heure, puis elle va se promener en voiture pendant deux heures; ensuite elle prend un bain avant de ressortir à cheval; rentrée chez elle une seconde fois, elle reçoit encore: enfin elle va visiter quelques établissements utiles qu'elle dirige ou quelque personne de son intimité; elle sort de là pour suivre l'Empereur au camp. Il y en a toujours un quelque part: ils rentrent pour danser; et voilà comment sa journée, son année se passent, et comment ses forces se perdent avec sa vie.

Les personnes qui n'ont pas le courage ou la santé nécessaires pour partager cette terrible vie, ne sont pas en faveur.

L'Impératrice me disait l'autre jour, en parlant d'une femme très-distinguée, mais délicate: «Elle est toujours malade!» Au ton, à l'air dont fut prononcé ce jugement, je sentis qu'il décidait du sort d'une famille. Dans un monde où l'on ne se contente pas des bonnes intentions une maladie équivaut à une disgrâce.

L'Impératrice ne se croit pas plus dispensée que les autres de la nécessité de payer de sa personne.

Elle ne peut se résigner à laisser l'Empereur s'éloigner d'elle un instant. Les princes sont de fer!… La noble femme voudrait et croit par moments n'être pas sujette aux infirmités humaines; mais la privation totale de repos physique et moral, le manque d'occupation suivie, l'absence de toute conversation sérieuse, la nécessité toujours renaissante des distractions qui lui sont imposées, tout nourrit la fièvre qui la mine et voilà comment ce terrible genre de vie lui est devenu funeste et indispensable. Elle ne peut aujourd'hui ni le quitter ni le soutenir. On craint la consomption, le marasme, on craint surtout pour elle l'hiver de Pétersbourg; mais rien ne la déciderait à passer six mois loin de l'Empereur[24].

A la vue de cette figure intéressante, mais dévastée par la souffrance, errant comme un spectre au milieu d'une fête qu'on appelle la sienne et qu'elle ne reverra peut-être plus, je me sens le cœur navré; et tout ébloui que je suis du faste des grandeurs humaines, je fais un retour sur les misères de notre nature. Hélas! plus on tombe de haut et plus rude est la chute. Les grands expient en un jour, dès ce monde, toutes les privations du pauvre pendant une longue vie.

L'inégalité des conditions disparaît sous le court et pesant niveau de la souffrance. Le temps n'est qu'une illusion dont la passion s'affranchit: l'intensité du sentiment, plaisir au douleur, telle est la mesure de la réalité… Cette réalité fait tôt ou tard sa part aux idées sérieuses dans la vie la plus frivole; et le sérieux forcé est amer autant que l'autre eût été doux. À la place de l'Impératrice je n'aurais pas voulu laisser célébrer ma fête hier, si toutefois j'avais eu le pouvoir de me soustraire à ce plaisir d'étiquette.

Les personnes, même les plus haut placées, sont mal inspirées lorsqu'elles prétendent s'amuser à jour fixe. Une date solennisée chaque année ne sert qu'à faire mieux sentir les progrès du temps par la comparaison du présent et du passé. Les souvenirs, bien qu'on les célèbre par des réjouissances, nous inspirent toujours une foule d'idées tristes; la première jeunesse évanouie, nous entrons dans la décadence; au retour de chaque fête périodique nous avons quelques joies de moins avec quelques regrets de plus: l'échange est douloureux! Ne vaudrait-il pas mieux laisser les jours fuir en silence? Voix plaintives de la mort, les anniversaires sont les échos du temps.

Hier, à la fin du bal que je vous ai décrit, on soupa; puis, tout en nage, car la chaleur des appartements où se pressait la foule était insupportable, on monta dans les voitures de la cour qu'on appelle des lignes; alors on s'est mis à faire le tour des illuminations par une nuit très-noire, sous une rosée dont heureusement la fraîcheur était tempérée par la fumée des lampions. Vous ne pouvez vous figurer la chaleur qui rayonnait dans toutes les allées de cette forêt enchantée, tant l'incroyable profusion de feux dont nous étions éblouis chauffe le parc en l'éclairant!

Les lignes sont des espèces de chars à bancs doubles, où huit personnes s'asseyent commodément dos à dos; leur forme, leurs dorures, les harnais antiques des chevaux qui les traînent, tout cet ensemble ne manque ni de grandeur ni d'originalité. Un luxe vraiment royaclass="underline" c'est aujourd'hui chose rare en Europe.

Le nombre de ces équipages est considérable, c'est une des magnificences de la fête de Péterhoff; il y en a pour tout ce qui est invité, moins les serfs et les bourgeois de parade parqués dans les salles du palais.

Un maître des cérémonies m'avait indiqué la ligne dans laquelle je devais monter, mais au milieu du désordre de la sortie personne n'atteint sa place; je ne pus retrouver ni mon domestique ni mon manteau, et je montai à la fin dans une des dernières lignes où je m'assis à côté d'une dame russe qui n'avait point été au bal, mais qui était venue là de Pétersbourg pour montrer l'illumination à ses filles. La conversation de ces dames, qui paraissaient tenir à toutes les familles de la cour, était franche, et en cela, elle différait de celle des personnes de service au palais. La mère se mit tout d'abord en rapport avec moi, son ton était d'une facilité de bon goût qui révélait la grande dame. Je reconnus là ce que j'avais déjà remarqué ailleurs, c'est que lorsque les femmes russes sont naturelles, ce n'est ni la douceur ni l'indulgence qui dominent dans leur conversation. Elle me nomma toutes les personnes que nous voyions passer devant nous; car, dans cette promenade magique, les lignes se croisent souvent; une moitié de ces voitures suit une allée tandis que l'autre moitié longe en sens opposé l'allée voisine séparée par une charmille percée de larges ouvertures, en forme d'arcades. Le royal cortège se passe ainsi en revue lui-même.

Si je ne craignais de vous fatiguer, et surtout de vous inspirer quelque défiance en épuisant les formules d'admiration, je vous dirais que je n'ai rien vu d'aussi étonnant que ces portiques de lampions parcourus dans un silence solennel par toutes les voitures de la cour, au milieu d'un parc inondé d'une foule aussi épaisse dans les jardins que l'était l'instant d'auparavant celle des paysans dans les salles du palais.

Nous nous sommes promenés ainsi, pendant une heure, à travers des bosquets enchantés; et nous avons fait le tour d'un lac qu'on appelle Marly; il est à l'extrémité du parc de Péterhoff. Versailles et toutes les magiques créations de Louis XIV furent présents à la pensée des princes de l'Europe pendant plus de cent ans. C'est à ce lac de Marly que les illuminations m'ont paru le plus extraordinaires. À l'extrémité de la pièce d'eau, j'allais dire de la pièce d'or, tant cette eau est lumineuse et brillante, s'élève une maison qui servit d'habitation à Pierre-le-Grand: elle était illuminée comme le reste.

Ce qui m'a le plus frappé, c'est la teinte de l'eau où se reflétait le feu des milliers de lampions allumés autour de ce lac de feu. L'eau et les arbres ajoutent singulièrement à l'effet des illuminations. En traversant le parc nous avons passé devant des grottes où la lumière allumée dans l'intérieur se faisait jour au dehors à travers une nappe d'eau qui tombait devant l'ouverture de la brillante caverne: le mouvement de la cascade roulant par-dessus ce feu, était d'un effet merveilleux. Le palais Impérial domine toutes ces magnifiques chutes d'eau et l'on dirait qu'il en est la source: lui seul n'est point illuminé; il est blanc, mais il devient brillant par l'immense faisceau de lumières qui montent vers lui de toutes les parties du parc et se reflètent sur ses murailles. Les teintes des pierres et la verdure des arbres sont changées par les rayons d'un jour aussi éclatant que celui du soleil. Ce seul spectacle mériterait une promenade à Péterhoff. Si jamais je retournais à cette fête, je me bornerais à parcourir à pied les jardins.