Cette promenade est sans contredit ce qu'il y a de plus beau à la fête de l'Impératrice. Mais encore une fois, la magie n'est pas de la gaieté: personne ici ne rit, ne chante, ne danse; on parle bas, on s'amuse avec précaution, il semble que les sujets russes rompus à la politesse, respectent jusqu'à leur plaisir. Enfin la liberté manque à Péterhoff comme partout ailleurs.
J'ai gagné ma chambre, c'est-à-dire ma loge, à minuit et demi. Dès la nuit, la retraite des curieux a commencé et pendant que ce torrent défilait sous mes fenêtres, je me suis mis à vous écrire; aussi bien le sommeil eût été impossible au milieu d'un tel tumulte. En Russie, les chevaux seuls ont la permission de faire du bruit. C'était un flot de voitures de toutes formes, de toutes grandeurs, de toutes sortes, défilant sur quatre rangs à travers un peuple de femmes, d'enfants et de mugics à pied; c'était la vie naturelle qui recommençait après la contrainte d'une fête royale. On eût dit d'une troupe de prisonniers délivrés de leurs chaînes. Le peuple du grand chemin n'était plus la foule disciplinée du parc. Cette tourbe redevenue sauvage et se précipitant vers Pétersbourg avec une violence et une rapidité effrayantes, me rappelait les descriptions de la retraite de Moscou; plusieurs chevaux tombés morts sur la route ajoutaient à l'illusion.
A peine avais-je eu le temps de me déshabiller et de me jeter sur mon lit, qu'il fallut me remettre sur pied pour courir vers le palais afin d'assister à la revue du corps des cadets que l'Empereur devait passer lui-même.
Ma surprise fut grande de retrouver déjà toute la cour debout et à l'œuvre; les femmes étaient parées en fraîches toilettes du matin, les hommes revêtus des habits de leur charge; tout le monde attendait l'Empereur au lieu du rendez-vous. Le désir de se montrer zélé animait cette foule brodée, chacun était allègre comme si les magnificences et les fatigues de la nuit n'avaient pesé que sur moi. Je rougis de ma paresse, et je sentis que je n'étais pas né pour faire un bon courtisan russe. La chaîne a beau être dorée, elle ne m'en paraît pas plus légère.
Je n'eus que le temps de percer la foule avant l'arrivée de l'Impératrice, et je n'avais pas encore atteint ma place, que l'Empereur parcourait déjà les rangs de ses officiers enfants, tandis que l'Impératrice, si fatiguée la veille, l'attendait dans une calèche au milieu de la place. Je souffrais pour elle; cependant l'abattement qui m'avait frappé la veille avait disparu. Ma pitié se concentra donc sur moi-même qui me sentais harassé pour tout le monde, et qui voyais avec envie les plus vieilles gens de la cour porter légèrement le fardeau qui m'accablait. L'ambition est ici la condition de la vie; sans cette dose d'activité factice, on serait toujours morne et triste.
La voix de l'Empereur commandait l'exercice aux élèves; après quelques manœuvres parfaitement exécutées, Sa Majesté parut satisfaite: elle prit par la main un des plus jeunes cadets qu'elle venait de faire sortir des rangs, le mena elle-même à l'Impératrice à laquelle elle le présenta, puis élevant cet enfant dans ses bras à la hauteur de sa tête, c'est-à-dire au-dessus de la tête de tout le monde, elle l'embrassa publiquement. Quel intérêt l'Empereur avait-il à se montrer si débonnaire ce jour-là en public? c'est ce que personne n'a pu ou n'a voulu me dire.
Je demandai aux gens qui m'entouraient quel était le bienheureux père de ce cadet modèle, comblé de la faveur du souverain. Nul ne satisfit ma curiosité; en Russie on fait mystère de tout. Après cette parade sentimentale, l'Empereur et l'Impératrice retournèrent au palais de Péterhoff, où ils reçurent dans les grands appartements tous ceux qui voulurent leur faire leur cour, puis vers onze heures ils parurent sur l'un des balcons du palais devant lequel les soldats de la garde circassienne se mirent à faire des exercices pittoresques sur leurs magnifiques chevaux de l'Asie. La beauté de cette troupe superbement costumée contribue au luxe militaire d'une cour qui, malgré ses efforts et ses prétentions, est toujours et sera longtemps encore plus orientale qu'européenne. Vers midi sentant s'épuiser ma curiosité, n'ayant pas pour suppléer à ma fores naturelle le ressort tout-puissant de cette ambition de cour qui fait ici tant de miracles, je suis retourné à mon lit, d'où je viens de sortir pour achever ce récit.
Je compte passer ici le reste du jour à laisser la foule s'écouler; d'ailleurs, je suis retenu à Péterhoff par l'espoir d'un plaisir auquel j'attache beaucoup de prix.
Demain si j'en ai le temps je vous conterai le succès de mes intrigues.
LETTRE SEIZIÈME.
Cottage de Péterhoff.—Surprise.—L'Impératrice.—Sa toilette du matin.—Ses manières, son air, sa conversation.—Le grand-duc héritier.—Sa bonté.—Question embarrassante.—Comment le grand-duc y répond pour moi.—Silence de l'Impératrice: interprété.—Intérieur du cottage.—Absence de tout objet d'art.—Affections de famille.—Timidité gênante.—Le grand-duc fait le cicerone.—Politesse exquise.—Définition de la timidité.—Les hommes de ce siècle en sont exempts.—La perfection de l'hospitalité.—Scène muette.—Le cabinet de travail de l'Empereur.—Petit télégraphe.—Château d'Oranienbaum.—Souvenirs attristants.—Petit château de Pierre III, ce qu'il en reste.—Tout ce qu'on fait ici pour cacher la vérité.—Avantage des hommes obscurs sur les grands.—Citation de Rulhière.—Pavillons du parc.—Souvenirs de Catherine II.—Camp de Krasnacselo.—Retour à Pétersbourg.—Mensonges puérils.
Pétersbourg, ce 27 juillet 1839.
J'avais instamment prié madame *** de me faire voir le cottage[25] de l'Empereur et de l'Impératrice. C'est une petite maison bâtie par eux, au milieu du magnifique parc de Péterhoff, dans le nouveau style gothique à la mode en Angleterre. «Rien n'est plus difficile, m'avait répondu madame ***, que d'entrer au cottage pendant le séjour qu'y font Leurs Majestés; rien ne serait plus facile en leur absence. Cependant j'essaierai.»
J'avais prolongé mon séjour à Péterhoff, attendant avec impatience, mais sans beaucoup d'espoir, la réponse de madame ***. Enfin, hier matin, de bonne heure, je reçois d'elle un petit mot ainsi conçu: «Venez chez moi à onze heures moins un quart. On m'a permis, par faveur très-particulière, de vous montrer le cottage à l'heure où l'Empereur et L'Impératrice vont se promener ensemble, c'est-à-dire à onze heures précises. Vous connaissez leur exactitude.»
Je n'eus garde de manquer au rendez-vous. Madame *** habite un fort joli château bâti dans un coin du parc. Elle suit partout l'Impératrice, mais elle loge autant que possible dans des maisons séparées, quoique très-voisines des diverses résidences Impériales. J'étais chez elle à dix heures et demie. À onze heures moins un quart nous montons dans une voiture à quatre chevaux, nous traversons le parc rapidement, et à onze heures moins quelques minutes nous arrivons à la porte du cottage.