C'est exactement comme je viens de vous le dire, une maison anglaise entourée de fleurs et ombragée d'arbres; elle est bâtie sur le modèle des plus jolies habitations qu'on voit près de Londres, à Twickenham, au bord de la Tamise. À peine avions-nous traversé un vestibule assez petit, élevé de quelques marches, et nous étions-nous arrêtés quelques instants à examiner un salon dont l'ameublement me semblait un peu trop recherché pour l'ensemble de la maison, qu'un valet de chambre en frac vint chuchoter quelques mots à l'oreille de madame ***, qui me parut surprise.
«Qu'y a-t-il? lui dis-je quand l'homme fut sorti.
—C'est l'Impératrice qui rentre.
—Quelle trahison, m'écriai-je, je n'aurai le temps de rien voir!
—Peut-être; sortez par cette terrasse, descendez au jardin et allez m'attendre à l'entrée de la maison.»
J'étais là depuis deux minutes à peine lorsque je vis venir à moi l'Impératrice toute seule, qui descendait rapidement les degrés du perron. Sa taille élevée et svelte a une grâce singulière, sa démarche est vive, légère et pourtant noble; elle a certains mouvements des bras et des mains, certaines attitudes, certain tour de tête qu'on ne peut oublier. Elle était vêtue de blanc; son visage, entouré d'une capote blanche, paraissait reposé; ses yeux avaient l'expression de la mélancolie, de la douceur et du calme; un voile relevé avec grâce encadrait son visage; une écharpe transparente se drapait autour de ses épaules, et complétait le costume du matin le plus élégant. Jamais elle ne m'avait paru si à son avantage: à cet aspect les sinistres présages du bal se dissipèrent entièrement, l'Impératrice me parut ressuscitée, et j'éprouvai l'espèce de sécurité qui renaît avec le jour après une nuit agitée. Il faut, pensai-je, que Sa Majesté soit plus forte que moi, pour avoir supporté la fête d'avant-hier, la revue et le cercle d'hier, et pour se lever aujourd'hui brillante comme je la vois.
«J'ai abrégé ma promenade, me dit-elle, parce que je savais que vous étiez ici.
—Ah! Madame, j'étais loin de m'attendre à tant de bonté.
—Je n'avais rien dit de mon projet à madame ***, qui vient de me gronder d'être venue vous surprendre; elle prétend que je vous dérange dans votre examen. Vous comptez donc ici deviner nos secrets?
—Je le voudrais bien, Madame; on ne peut que gagner à pénétrer la pensée de personnes qui savent si bien choisir entre le faste et l'élégance.
—Le séjour de Péterhoff m'est insupportable, et c'est pour me reposer les yeux de cette dorure massive que j'ai demandé une chaumière à l'Empereur. Je n'ai jamais été si heureuse que dans cette maison; mais maintenant que voilà une de mes filles mariée, et que mes fils font leurs études ailleurs, elle est devenue trop grande pour nous.»
Je souris sans répondre; j'étais sous le charme: il me parut que cette femme, si différente de celle en l'honneur de qui s'était donnée la somptueuse fête de la veille, devait avoir partagé toutes mes impressions; elle a senti comme moi, me disais-je, la fatigue, le vide, l'éclat menteur de cette magnificence commandée, et maintenant elle sent aussi qu'elle est digne de quelque chose de mieux. Je comparais les fleurs du cottage aux lustres du palais, le soleil d'une belle matinée aux feux d'une nuit de cérémonies, le silence d'une délicieuse retraite au tumulte de la foule dans un palais, la fête de la nature à la fête de la cour, la femme à l'Impératrice, et j'étais enchanté du bon goût et de l'esprit avec lesquels cette princesse avait su fuir les ennuis de la représentation, pour s'entourer de tout ce qui fait le charme de la vie privée. C'était une féerie nouvelle dont le prestige captivait mon imagination, bien plus que la magie du pouvoir et des grandeurs.
«Je ne veux pas donner raison à madame ***, reprit l'Impératrice. Vous allez voir le cottage en détail, et c'est mon fils qui vous le montrera. Pendant ce temps-là j'irai visiter mes fleurs, et je vous retrouverai avant de vous laisser partir.»
Tel fut l'accueil que je reçus de cette femme qui passe pour hautaine non-seulement en Europe, où on ne la connaît guère, mais en Russie où on la voit de près.
Dans ce moment, le grand-duc héritier vint rejoindre sa mère: il était avec madame *** et avec la fille aînée de cette dame, jeune personne âgée d'environ quatorze ans, fraîche comme une rose, et jolie comme on l'était en France du temps de Boucher. Cette jeune personne est le vivant modèle d'un des plus agréables portraits de ce peintre, à la poudre près.
J'attendais que l'Impératrice me donnât mon congé; on se mit à se promener en allant et venant devant la maison, mais sans s'éloigner de l'entrée devant laquelle nous nous étions arrêtés d'abord.
L'Impératrice connaît l'intérêt que je prends à toute la famille de madame ***, qui est polonaise. Sa Majesté sait aussi que depuis plusieurs années un des frères de cette dame est à Paris. Elle mit la conversation sur la manière de vivre de ce jeune homme, et s'informa longtemps, avec un intérêt marqué, de ses sentiments, de ses opinions, de son caractère: c'était me donner toute facilité pour lui dire ce que me dicterait l'attachement que je lui porte. Elle m'écouta fort attentivement. Quand j'eus cessé de parler, le grand-duc, s'adressant à sa mère, continua sur le même sujet, et dit: «Je viens de le rencontrer à Ems, et je l'ai trouvé très-bien.
—C'est pourtant un homme aussi distingué qu'on empêche de venir ici, parce qu'il s'est retiré en Allemagne après la révolution de Pologne, s'écria madame *** avec son affection de sœur et la liberté d'expression que l'habitude de vivre à la cour depuis son enfance n'a pu lui faire perdre.
—Mais qu'a-t-il donc fait?» me dit l'Impératrice avec un accent inimitable, par le mélange d'impatience et de bonté qu'il exprimait.
J'étais embarrassé de répondre à une question si directe, car il fallait aborder le délicat sujet de la politique, et c'était risquer de tout gâter.
Le grand-duc vint encore à mon secours avec une grâce, une affabilité que je serais bien ingrat d'oublier; sans doute il pensait que j'avais trop à dire pour oser répondre; alors prévenant quelque défaite qui eût trahi mon embarras et compromis la cause que je désirais plaider: «Mais, ma mère, s'écria-t-il vivement, qui jamais a demandé à un enfant de quinze ans ce qu'il a fait en politique?»
Cette réponse pleine de cœur et de sens me tira de peine; mais elle mit fin à la conversation. Si j'osais interpréter le silence de l'Impératrice, je dirais que voici ce qu'elle pensait: «Que faire aujourd'hui, en Russie, d'un Polonais rentré en grâce? Il sera toujours un objet d'envie pour les vieux Russes, et il n'inspirera que de la défiance à ses nouveaux maîtres. Sa vie, sa santé se perdront dans les épreuves auxquelles on sera obligé de le soumettre pour s'assurer de sa fidélité; puis, en dernier résultat, si l'on croit pouvoir compter sur lui, on le méprise, précisément parce qu'on y compte. D'ailleurs, que puis-je faire pour ce jeune homme? j'ai si peu de crédit!»
Je ne crois pas me tromper de beaucoup en disant que telles étaient les pensées de l'Impératrice: telles étaient aussi à peu près les miennes. Nous conclûmes tout bas, l'un et l'autre, qu'entre deux malheurs, le moindre pour un gentilhomme qui n'a plus ni concitoyens, ni frères d'armes, c'est de rester loin du pays qui l'a vu naître: la terre seule ne fait pas la patrie, et la pire des conditions serait celle d'un homme qui vivrait en étranger chez lui.