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Au plus haut du cottage on trouve le cabinet de travail de l'Empereur. C'est une bibliothèque assez grande et très-simplement ornée. Elle ouvre sur un balcon qui fait terrasse en face de la mer. Sans sortir de cette vigie studieuse l'Empereur peut donner lui-même ses ordres à sa flotte. À cet effet, il a une lunette d'approche, un porte-voix et un petit télégraphe qu'il fait mouvoir à volonté.

J'aurais voulu examiner en détail cette chambre avec tout ce qu'elle contient, et faire beaucoup de questions; mais je craignis que ma curiosité ne parût indiscrète et j'aimai mieux voir mal que de me donner l'air d'être venu là pour faire un inventaire.

D'ailleurs je ne suis curieux que de l'ensemble des choses qui, en général, me frappe plus que les détails. Je voyage pour voir et pour juger les objets, non pour les mesurer, les énumérer et les calquer.

C'est une faveur que d'entrer dans le cottage, pour ainsi dire en présence de ceux qui l'habitent, faveur d'autant plus rarement accordée par eux, que cette maison n'offre réellement d'autre intérêt que la curiosité qui s'attache à leurs habitudes et à leurs actions privées. J'ai donc cru devoir m'en montrer digne en évitant des recherches trop minutieuses, et qui auraient passé les bornes d'un hommage respectueusement flatteur; ce qui m'eût fait paraître indigne de la grâce qu'on m'avait faite.

Après avoir expliqué ma pensée à Mme *** qui comprit parfaitement cette délicatesse, je me hâtai d'aller prendre congé de l'Impératrice et du grand-duc héritier.

Nous les retrouvâmes dans le jardin où, après m'avoir encore adressé quelques mots gracieux, ils me quittèrent en me laissant satisfait de tout ce que je venais de voir, mais surtout reconnaissant de leur bonté et charmé de la noblesse et de la grâce singulière de leur accueil.

Au sortir du cottage je montai en voiture pour aller visiter en toute hâte Oranienbaum: la fameuse habitation de Catherine II, bâtie par Menzikoff. Ce malheureux fut envoyé en Sibérie avant d'avoir complété les merveilles de son palais jugé trop royal pour un ministre.

Il appartient maintenant à la grande-duchesse Hélène, belle-sœur de l'Empereur actuel. Situé à deux ou trois lieues de Péterhoff, en vue de la mer et sur une prolongation de la même falaise sur laquelle est bâti le palais Impérial, le château d'Oranienbaum quoique bâti en bois est imposant; j'y suis arrivé d'assez bonne heure pour bien voir tout ce qu'il renferme de curieux et pour parcourir les jardins. La grande-duchesse n'était pas à Oranienbaum. Malgré le luxe imprudent de l'homme qui construisit ce palais et la magnificence des grands personnages qui l'ont habité à sa place, il n'est pas extrêmement vaste. Des terrasses, des rampes, des perrons, des balcons couverts d'orangers et de fleurs unissent la maison avec le parc, et ces ornements embellissent l'une et l'autre; l'architecture en elle-même n'est rien moins que magnifique. La grande-duchesse Hélène a montré ici le goût qui préside à tous ses arrangements, et elle a fait d'Oranienbaum une habitation charmante, nonobstant la tristesse du paysage et l'obsédant souvenir des drames qui furent joués en ce lieu.

En descendant du palais, j'ai demandé à voir ce qui reste du petit château fort d'où l'on fit sortir Pierre III pour l'entraîner à Ropscha, où il fut assassiné. On m'a conduit dans une espèce de hameau écarté, où j'ai vu des fossés à sec, des vestiges de fortifications et des tas de pierres: ruine moderne, où la politique a plus de part que le temps. Mais le silence commandé, la solitude forcée qui régnent autour de ses débris maudits, nous retracent précisément ce qu'on voudrait nous cacher; là comme ailleurs, le mensonge officiel est annulé par les faits; l'histoire est un miroir magique où les peuples voient après la mort des hommes qui furent influents dans les affaires, toutes leurs inutiles grimaces. Les personnes ont passé, mais leurs physionomies restent gravées sur cet inexorable cristal. On n'enterre pas la vérité avec les morts: elle triomphe de la peur des princes et de la flatterie des peuples, toujours impuissantes pour étouffer le cri du sang, et elle se fait jour à travers toutes les prisons, même à travers le tombeau: surtout le tombeau des grands, car les hommes obscurs réussissent mieux que les princes à cacher les crimes dont le souvenir s'attache à leur mémoire. Si je n'avais pas su que le château de Pierre III était démoli j'aurais dû le deviner, mais ce qui m'étonne en voyant le prix qu'on met ici à faire oublier le passé, c'est que l'on y conserve quelque chose. Les noms mêmes devraient disparaître avec les murs.

Il ne suffisait pas de démolir la forteresse, il fallait raser le palais qui n'en était qu'à un quart de lieue; quiconque vient à Oranienbaum y cherche avec anxiété les vestiges de cette prison où Pierre III a signé de force son abdication volontaire qui devint l'arrêt de sa mort, car ayant une fois obtenu de lui ce sacrifice, il fallait l'empêcher de le révoquer.

Voici comment l'assassinat de ce prince à Ropscha est raconté par M. de Rulhière dans les anecdotes sur la Russie, imprimées à la suite de son Histoire de Pologne: «Les soldats étaient étonnés de ce qu'ils avaient fait: ils ne concevaient pas par quel enchantement on les avait conduits jusqu'à détrôner le petit-fils de Pierre-le-Grand pour donner sa couronne à une Allemande. La plupart, sans projet et sans idée, avaient été entraînés par le mouvement des autres; et chacun, rentré dans sa bassesse, après que le plaisir de disposer d'une couronne fut évanoui, ne sentit plus que des remords. Les matelots, qu'on n'avait point intéressés dans le soulèvement, reprochaient publiquement «aux gardes dans les cabarets d'avoir vendu leur Empereur pour de la bière. La pitié, qui justifie même les plus grands criminels, se faisait entendre dans tous les cœurs. Une nuit, une troupe de soldats attachés à l'Impératrice s'ameuta par une vaine crainte, disant «que leur mère était en danger.» Il fallut la réveiller pour qu'ils la vissent. La nuit suivante, nouvelle émeute plus dangereuse. Tant que la vie de l'Empereur laissait un prétexte aux inquiétudes, on pensa qu'on n'aurait point de tranquillité.

«Un des comtes Orlof, car dès le premier jour ce titre leur fut donné, ce même soldat surnommé le balafré, qui avait soustrait le billet de la princesse d'Aschekof, et un nommé Téplof, parvenu des plus bas emplois par un art singulier de perdre ses rivaux, furent ensemble vers ce malheureux prince; ils lui annoncèrent, en entrant, qu'ils étaient venus pour dîner avec lui, et selon l'usage des Russes, on apporta avant le repas des verres d'eau-de-vie. Celui que but l'Empereur était un verre de poison. Soit qu'ils eussent hâte de rapporter leur nouvelle, soit que l'horreur même de leur action la leur fît précipiter, ils voulurent un moment après lui verser un second verre. Déjà ses entrailles brûlaient et l'atrocité de leurs physionomies les lui rendant suspects, il refusa ce verre: ils mirent de la violence à le lui faire prendre, et lui à les repousser. Dans ce terrible débat, pour étouffer ses cris qui commençaient à se faire entendre de loin, ils se précipitèrent sur lui, le saisirent à la gorge, et le renversèrent; mais comme il se défendait avec toutes les forces que donne le dernier désespoir et qu'ils évitaient de lui porter aucune blessure, réduits à craindre pour eux-mêmes, ils appelèrent à leur secours deux officiers chargés de sa garde, qui à ce moment se tenaient en dehors à la porte de sa prison. C'était le plus jeune des princes Baratinski et un nommé Potemkin, âgé de dix-sept ans. Ils avaient montré tant de zèle dans la conspiration, que, malgré leur extrême jeunesse, on les avait chargés de cette garde: ils accoururent, et trois de ces meurtriers ayant noué et serré une serviette autour du cou de ce malheureux Empereur, tandis qu'Orlof de ses deux genoux lui pressait la poitrine et le tenait étouffé, ils achevèrent ainsi de l'étrangler; et il demeura sans vie entre leurs mains.