«On ne sait pas avec certitude quelle part l'Impératrice eut à cet événement; mais ce qu'on peut assurer, c'est que, le jour même qu'il se passa, cette princesse commençant son dîner avec beaucoup de gaieté, on vit entrer ce même Orlof échevelé, couvert de sueur et de poussière, ses habits déchirés, sa physionomie agitée, pleine d'horreur et de précipitation. En entrant, ses yeux étincelants et troublés cherchèrent les yeux de l'Impératrice. Elle se leva en silence, passa dans un cabinet où il la suivit, et quelques instants après elle y fit appeler le comte Panin, déjà nommé son ministre: elle lui apprit que l'Empereur était mort. Panin conseilla de laisser passer une nuit, et de répandre la nouvelle le lendemain, comme si on l'avait reçue pendant la nuit. Ce conseil ayant été agréé, l'Impératrice rentra avec le même visage et continua son dîner avec la même gaieté. Le lendemain, quand on eut répandu que Pierre était mort d'une colique hémorroïdale, elle parut baignée de pleurs, et publia sa douleur par un édit.»
En parcourant le parc d'Oranienbaum, qui est grand et beau, j'ai visité plusieurs des pavillons où l'Impératrice Catherine donnait ses rendez-vous amoureux; il y en a de magnifiques; il y en a où le mauvais goût, les ornements puérils dominent: en général, l'architecture de ces fabriques manque de style et de grandeur; c'est assez bon pour l'usage auquel la divinité du lieu les destinait.
De retour à Péterhoff, j'ai couché pour la troisième nuit dans le théâtre.
Ce matin, en revenant à Pétersbourg, j'ai pris la route de Krasnacselo où il y a un camp assez curieux à voir. On dit que quarante mille hommes de la garde Impériale sont logés là sous des tentes ou dispersés dans des villages voisins, d'autres disent soixante-dix mille. En Russie chacun m'impose son chiffre, mais rien ne m'est plus indifférent que les énumérations de fantaisie, car rien n'est plus menteur. Ce que j'admire c'est le prix qu'on attache ici à tromper sur ces choses. Il y a un genre de feinte qui est de l'enfantillage.
Les peuples s'en corrigent lorsqu'ils passent de l'enfance à la virilité.
Je me suis amusé à considérer la variété des uniformes, et à comparer les figures expressives et sauvages de ces soldats choisis et amenés là de toutes les parties de l'Empire; de longues lignes de tentes blanches brillaient au soleil, dans les inégalités d'un terrain qu'on croirait uni en l'apercevant de loin, mais qui, à le parcourir, paraît très-coupé et assez pittoresque. Je regrette à chaque instant l'insuffisance de mes paroles pour représenter certains sites du Nord et surtout certains effets de lumière. Quelques coups de pinceau vous en apprendraient plus sur l'aspect original de ce triste et singulier pays que des volumes de descriptions.
LETTRE DIX-SEPTIÈME.
Superstition politique.—Conséquence du pouvoir absolu.—Responsabilité de l'Empereur.—Nombre des naufragés de Péterhoff.—Mort de deux Anglais.—Leur mère.—Citation d'une lettre.—Récit de cet accident par un peintre.—Extrait du Journal des Débats du mois d'octobre 1842.—Ménagements funestes.—Scène de désordre sur le bateau à vapeur.—Le bâtiment sauvé par un Anglais.—Ce que c'est que le tact en Russie.—Ce qui manque à la Russie.—Conséquence de ce régime: ce que l'Empereur en doit souffrir.—Esprit de la police russe.—Disparition d'une femme de chambre.—Silence sur des faits semblables.—Politesse des gens du peuple.—Ce qu'elle signifie.—Les deux cochers.—Cruauté d'un feldjæger.—A quoi sert le christianisme dans un tel pays.—Calme trompeur.—Querelle de portefaix sur un bateau de bois.—Le sang coule.—Comment procèdent les agents de police.—Cruauté révoltante.—Traitement avilissant pour tous.—Manière de voir des Russes.—Mot de l'archevêque de Tarente.—De la religion en Russie.—Deux espèces de civilisation.—Vanité publique.—L'Empereur Nicolas élève la colonne d'Alexandre.—Réforme du langage.—Comment les femmes de la cour éludent les ordres de l'Empereur.—L'église de Saint-Isaac.—Son immensité.—Esprit de la religion grecque.—Différence qu'il y a entre l'Église catholique et les églises schismatiques.—Asservissement de l'Église grecque par l'empiétement de Pierre Ier.—Conversation avec un Français.—Voiture cellulaire.—Rapport qu'il y a entre la politique et la théologie.—Émeute causée par un mot de l'Empereur.—Scènes sanglantes sur les bords du Volga.—Hypocrisie du gouvernement russe.—Histoire du poëte Pouskine.—Sa position particulière comme poëte.—Sa jalousie.—Duel contre son beau-frère.—Pouskine est tué.—Effet de cette mort.—Part que prend l'Empereur à la douleur publique.—Jeune enthousiaste.—Ode à l'Empereur.—Comment elle est récompensée.—Le Caucase.—Caractère du talent de Pouskine.—Langue des gens du grand monde en Russie.—Abus des langues étrangères.—Conséquences de la manie des gouvernantes anglaises en France.—Supériorité des Chinois.—La confusion des langues.—Rousseau.—Révolution à prévoir dans le goût français.
Pétersbourg, ce 20 juillet 1839.
D'après les derniers renseignements que j'ai pu me procurer ce matin sur les désastres de la fête de Péterhoff, ils ont outre-passé mes suppositions. Au surplus, jamais nous ne saurons exactement les circonstances de cet événement. Tout accident est ici traité d'affaire d'État; c'est le bon Dieu qui oublie ce qu'il doit à l'Empereur.
La superstition politique, qui est l'âme de cette société, en expose le chef à tous les griefs de la faiblesse contre la force, à toutes les plaintes de la terre contre le ciel; quand mon chien est blessé, c'est à moi qu'il vient demander sa guérison; quand Dieu frappe les Russes, ceux-ci en appellent au Czar. Ce prince, qui n'est responsable de rien politiquement, répond de tout providentiellement, conséquence naturelle de l'usurpation de l'homme sur les droits de Dieu. Un Roi qui consent à être reconnu pour plus qu'un mortel, prend sur lui tout le mal que le ciel peut envoyer à la terre pendant son règne; il résulte de cette espèce de fanatisme politique des susceptibilités, des délicatesses ombrageuses dont on n'a nulle idée dans aucun autre pays. Au surplus, le secret que la police croit devoir garder touchant les malheurs les plus indépendants de la volonté humaine, manque le but, en ce qu'il laisse le champ libre à l'imagination; chaque homme raconte les mêmes faits différemment, selon son intérêt, ses craintes, son ambition ou son humeur, selon l'opinion que lui impose sa charge à la cour, et sa position dans le monde; il arrive de là que la vérité est à Pétersbourg un être de raison tout comme elle l'est devenue en France par des causes contraires: une censure arbitraire et une liberté illimitée peuvent amener des résultats semblables, et rendre impossible la vérification du fait le plus simple.
Ainsi les uns disent qu'il n'a péri, avant-hier, que treize personnes, tandis que les autres parlent de douze cents, de deux mille, et d'autres encore de cent cinquante: jugez de nos incertitudes sur toutes choses, puisque les circonstances d'un événement arrivé pour ainsi dire sous nos yeux resteront toujours douteuses, même pour nous.
Je ne cesse de m'émerveiller en voyant qu'il existe un peuple insouciant au point de vivre et de mourir tranquille dans le demi-jour que lui accorde la police de ses maîtres. Jusqu'ici je croyais que l'homme ne pouvait pas plus se passer de vérité pour l'esprit, que d'air et de soleil pour le corps; mon voyage en Russie me détrompe. La vérité n'est un besoin que pour les âmes d'élite ou pour les nations les plus avancées; le vulgaire s'accommode des mensonges favorables à ses passions et à ses habitudes: ici mentir c'est protéger la société, dire la vérité c'est bouleverser l'État[26].