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Il retire du sous-main une grande enveloppe en papier luxueux.

— Elle est déjà prête. Je sonne le planton pour la faire porter au ministre et je vous suis.

Alors le gars San-A. se permet une audace impensable, mes petits canaillous. Il arrache l’enveloppe des mains de son supérieur et la déchire en quatre avec violence.

— Commissaire ! tonne le Dirlo.

Il va exploser, hurler, invectiver, me révoquer pendant qu’il en a encore le pouvoir.

— Un instant, fais-je.

Ma voix est suave. Mon regard ne fléchit pas. Mon sourire lui disloque la fureur.

— Un instant, patron. La chère marquise de la Lune dont je vous ai parlé, femme astucieuse entre toutes, a tout prévu pour que l’opération B.B. s’effectue sans le moindre inconvénient pour votre autorité. Elle a chez elle une pièce discrète où l’obscurité est totale. To-ta-le, vous m’entendez bien ? Vous y pénétrerez par une entrée dérobée, avant la venue de notre brave guérisseuse. Le traitement s’effectuera dans la nuit la plus complète. Il vous suffira de ne pas parler pour préserver votre anonymat. De cette manière tout se passera le mieux du monde, et Berthe ignorera toute sa vie que vous êtes son débiteur.

Il a un élan d’allégresse, vite jugulée.

— Bien sûr, mais VOUS, vous le saurez, San-Antonio.

Une tristesse me vient. Un goût de bile. L’amertume est une potion mal buvable.

— Mon Dieu, patron, fais-je, si l’on mettait en ordinateur tout ce que je sais déjà sur vous et tout ce que vous savez sur moi, on obtiendrait un portrait-robot très complet de la misère humaine.

Ça le détend. Il murmure :

— Excusez-moi, mon petit.

Puis, claquant ses deux mains pour un fort et unique bravo à l’avenir, il conclut :

— Et maintenant, sus à la Bérurière !

La suite allait prouver que sa phrase contenait une espèce d’inversion.

* * *

Il est somptueux, l’appartement de Mme de la Lune.

Il occupe tout un étage dans un magnifique immeuble en pierres de (forte) taille, non loin du palais de Chaillot. On y lit l’opulence de grande volée. Les meubles, les tapisseries, les tapis, les toiles et les bronzes sont d’un goût parfait. La superclasse, quoi !

La marquise me reçoit dans son boudoir privé ! C’est la passerelle de son navire-des-voluptés. Il s’agit d’une pièce circulaire, tendue de satin bleu pâle et décorée de ravissants miroirs Louis XV. Les divans adoptent une forme circulaire tandis qu’une vaste table ronde, centrale, supporte tout ce qu’il est bon d’avoir pour l’agrément de ses visiteurs : des alcools riches, des cigares de marque, des fruits en provenance du Cap et des sucreries étrangères.

— Mon P.C., dit-elle. D’ici je surveille tout. Vous allez voir.

Elle éteint la lumière et me guide vers l’un des miroirs. En réalité, celui-ci est un judas permettant de regarder ce qui se passe dans la pièce voisine. Nous découvrons un gros bonhomme plus ventru qu’une porteuse de quintuplés à la veille de sa libération, poilu comme un gorille et pourvu d’un sexe minuscule qu’une jeune fille de la bonne société (la bonne société étant celle en compagnie de laquelle on ne s’embête pas) s’efforce de réanimer pour mieux l’animer.

— Chacune de ces glaces me permet de contrôler ce qui se passe dans les principales chambres de l’appartement, révèle mon hôtesse. Il est très important d’avoir en permanence un œil sur le comportement de mes collaboratrices. La volupté, c’est comme la danse classique, cher Antoine, elle réclame beaucoup d’application. Ainsi tenez, Maud, en ce moment s’abandonne à la facilité. Il est certain que ce monsieur, qui est un gros mandataire aux halles, connaît un départ difficile. Cette linotte s’obstine à lui faire l’Éteignoir de Buzenval, alors que dans son cas, le Roulé polonais conviendrait mieux.

Elle prend un bloc-notes recouvert de velours frappé et griffonne quelques mots, dans la pénombre.

Ensuite elle regarde un instant encore s’activer les protagonistes, puis elle hoche la tête et redonne la lumière.

— J’espère que tout se passe bien, soupiré-je.

— Du côté Berthe ? Pourquoi cela ne se passerait-il pas bien, mon ami ? Cette excellente femme nous a suffisamment administré la preuve de son don pour que nous lui fassions confiance une fois de plus.

— Bien sûr, mais voici plus d’une heure que la séance a commencé et nous sommes sans nouvelles.

— Baste, pas de nouvelles, bonnes nouvelles. Ne vous tourmentez pas.

Elle va regarder par un autre judas. Bref coup d’œil investigateur. Le spectacle doit la satisfaire car elle opine.

— Valentin est très en forme, aujourd’hui, murmure-t-elle. Le plus vert de mes septuagénaires. Dieu que cet homme est dru pour son âge. Chaque fois qu’il arrive à conclusion il a une exclamation, toujours la même : « Encore un que les Boches n’auront pas ! » s’écrie-t-il. Non qu’il soit germanophobe : il a eu au contraire des ennuis à la Libération, mais il a hérité ça de sa mère qui ne s’était paraît-il jamais remise de la guerre de 70.

Elle poursuit en me réservant deux doigts (de fée) d’une prunelle comme je n’en ai encore jamais bu.

— Un phénomène, ce M. Valentin ! Figurez-vous que, pendant des années, il venait ici avec sa femme de chambre, une fille d’un certain âge qu’on aurait prise plutôt pour la patronne tant elle avait copié la distinction de ses anciennes maîtresses, personnes de l’aristocratie, paraît-il. Une fois par semaine, il débarquait avec Mathilde. Le jour de congé de cette dernière. Il n’a pas l’esprit très syndicaliste, comme vous voyez. C’était la période de scatophagie de mon aimable client. Les hommes ont des lubies. Des flambées d’un vice nouveau qui s’en va un beau jour comme il leur vient. Lui, il a eu sa saison de folie avec sa bonne. Allez donc chercher dans le labyrinthe du subconscient les obscures raisons qui le mirent en appétit et le poussèrent à consommer les sous-produits de sa domestique… Il y a dans cette curieuse fantaisie un sens immodéré de la souveraineté patronale, un esprit exploiteur assez déplaisant, j’en conviens, ayant peut-être l’avarice comme support. C’est ainsi que s’élaborent les révolutions, Antoine. Dans des alcôves, mon petit. Dans des alcôves, toujours. Ces fantaisies ancillaires ont duré quelques mois. Un après-midi, notre vieil ami est venu ici, seul. Je m’en étonnai. « Mathilde est malade ? Occlusion intestinale, peut-être ? » m’inquiétai-je. « Non, me répondit M. Valentin, je l’ai renvoyée : elle avait cassé le service à thé de maman. »

La porte du boudoir s’ouvre. Une Berthe rubéfiée désharnachée, avec la chevelure pareille à un sommier crevé fait une entrée furibarde dans la pièce.

— Ah non ! En voici t’assez ! glapit-elle. Je renonce ! Il est pas récupérable, vot’ bonhomme ! Plus d’une heure que je me démène le tempérament sans seulement lui obtenir une lueur de compréhension. Écoutez, j’veux bien rendre service, mais je peux que ce que je peux !

On se défrime, la marquise et moi. La navrance nous submerge. Le bel optimisme de ma vieille amie branle au manche. On voit déferler des rafales de doute dans ses prunelles.

— Seigneur, dit-elle, auriez-vous perdu votre pouvoir, Berthe ?

La Grosse, ça lui interloque la rogne. Elle n’avait pas songé à cette éventualité, mettant d’emblée l’échec au crédit de son partenaire.

— Perdu mon pouvoir ? bredouille-t-elle. Pensez-vous. Un don, c’t’un don, non ? on l’a ou on l’a pas. Seulement y a des natures qui rétivent. J’ai tombé sur une.

Elle remet en place les tire-bouchons qui dansent sur son front bovin.

— Je regrette, dit-elle, mais la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a ! Commissaire, si vous voudrez bien me ramener à tome, ça m’arrangerait. Ce soir on a notre ami Alfred le coiffeur à dîner et faut que je pense à la bouffe.