Выбрать главу

– Pluriel?… Ah, évidemment, vous ne vous doutiez pas de la chose?

– Que… Non… Putain… ah, bon dieu je ne sais même plus comment m'expliquer clairement. Bon, résumons-nous, Eva Kristensen a fait d'autres films que celui qu'Alice a trouvé chez elle?

– Oui. Quand Alice a volé cette bande elle était entreposée dans une pièce remplie d'autres cassettes.

Ah, oui, d'accord, se mettait-il à comprendre. La mère Kristensen montrait enfin son véritable visage.

– Est-ce qu'on peut dire que c’est le genre de cannibale moderne qui aura réussi à transformer l'artisanat du snuff-movie en technique industrielle?

Un bref éclat de rire froid, et réprimé, désespéré.

– Oui, je pense qu'on peut la décrire comme telle.

– Je vois…, laissa-t-il tomber, rêveur. Cette chasse prenait tout son sens.

L'enfer s'était déplacé. Non, il proliférait, comme un virus. Comme les deux gosses britanniques de février, qui avaient supprimé de manière abominable un môme de deux ans. Lorsque cette information lui était parvenue, à Sarajevo, par Zladtko Virianevic, lorsqu'il avait appris ce meurtre d'enfant commis par d'autres enfants donc, cela avait éclairé l'univers tout entier. L'Europe succombait à ses virus, le monde occidental moderne à ses limites, montrant là son vrai visage, annonciateur d'un crépuscule redoutablement tangible, encore une fois. Le visage ambivalent du yuppie cannibale et humanitaire… Ce qu'il savait d'Eva Kristensen suffisait maintenant pour dessiner un monstrueux portrait psychologique. Femme d'affaires branchée dans les milieux de la finance internationale, de la mode, de la pub et du vidéoclip le jour, elle réalisait des films interdits la nuit. Tortures et assassinats en direct-live, sur de la bande magnétique. Avec son niveau de pouvoir elle avait pu accéder à une échelle grandiose, sur le plan de la quantité, comme sans doute aussi de la qualité des films. Il était certain qu'elle faisait de généreuses donations à de nombreuses fondations.

– Dites-moi, vous avez vu les images, vous… c'était comment, genre vidéo 8 amateur, filmée à la va comme j'te pousse ou ça vous semblait, comment dire, tourné de manière professionnelle?…

– Je comprends… Oui, professionnel. Les images étaient, comment dire, presque belles, vous voyez, au niveau des lumières, du cadrage, c'était net, esthétique, à tel point que des experts de chez nous n'ont pas vraiment pu se déterminer à cent pour cent, pour dire s'il s'agissait de trucages ou d'actes réels… Stupéfiant, non?

Oui, pensait-il, le siècle s'achevait par la cerise confite couronnant le tourbillon de la chantilly.

Quant à lui, il télescopait l'histoire au moment le plus imprévu, alors qu'il était allé la chercher jusqu'au cœur des Balkans, sans voir rien d'autre que la guerre, obscure, chaotique et fatalement destructrice, l'histoire sortait de l'ombre, du hasard, comme un diable de sa boîte. Ici, dans l'Europe postmoderne de la fin du xxe siècle.

Comme si tout avait été subtilement programmé pour qu'une telle rencontre survienne. Lui, identité-fantôme, clandestine, opaque, y compris à ses propres yeux et elle, Golden Girl de l'abominable.

– Bon, reprit-il en s'ébrouant. Qu'est-ce qu'on fait pour Koesler?

Un bref silence, puis:

– Je veux la planque de Kristensen et un organigramme complet. Avec le nom des societés-écrans ou des hommes de paille.

– O.K. On fait comme on a dit, dans trois quarts d'heure, maxi. Au revoir, Anita, et merci.

Son souffle avait été beaucoup plus grave que prévu sur les derniers mots.

Et son bras se détendit mollement pour reposer le combiné sur son socle.

Il entendit un lointain au revoir nimbé de chuintements téléphoniques puis le claquement du métal et du plastique.

Il mit une bonne minute pour tout à fait reprendre ses esprits, avant de s'élancer hors de la cabine.

Sur la plage de Quarteira, Hugo ouvrit de nouveau le coffre de la voiture pour faire sortir Koesler. Il avait eu tout le temps de préparer la suite des événements en conduisant et voulait essayer de se faire plus humain, mais sans lâcher le morceau.

– Ça va? lâcha-t-il au quadragénaire aux yeux gris…

L'homme marmonna quelque chose d'incompréhensible en se rétablissant une nouvelle fois sur le sable, du même mouvement leste…

– Désolé pour les menottes, mais tant que nous n'aurons pas enclenché pour de bon la machine je dois veiller à ne faire aucune erreur.

– J'comprends ça.

– Bon passons aux choses sérieuses. Les flics sont d'accord pour douze heures, pas une de plus. Et ils veulent la cachette de votre patronne. C'est à prendre ou à laisser. Je ne peux rien faire d'autre.

L'homme restait debout, solidement campé sur ses jambes, bien droit, strictement autodiscipliné.

Comme un militaire. Un ancien soldat. Un ex-mercenaire. Ou quelque chose dans ce goût-là.

– J'ai pas énormément le choix de toute façon.

Hugo avait de nouveau sa mitraillette en mains.

– Non, effectivement. Sans compter que les flics connaissent ta véritable identité, Karl Koesler, et que t'as donc tout intérêt à filer droit sans faire de vagues, puis à te faire oublier ailleurs. Très sincèrement, c'est la meilleure solution.

L'homme restait impassible. Il semblait attendre patiemment la suite.

– Bon on va commencer par le gros morceau tout de suite, après ça ira tout seul.

Il mit la Steyr-Aug en bandoulière dans son dos et enclencha l'enregistrement sur le petit dictaphone. Il posa le dictaphone entre lui et Koesler, sur le coffre arrière de la Nissan.

L'homme n'émit qu'un vague haussement de sourcils, parfaitement résigné, déjà prêt à faire le grand saut. Il avait eu tout le temps d'y penser dans le coffre de la bagnole.

Il ne poussa aucun soupir, se contentant de s'éclaircir la gorge.

– La planque centrale est à Monchique. Dans la Serra, vers le pic de Foia, une grande maison, isolée dans les bois, très en retrait de la route. La maison appartient à un homme de paille d'Eva Kristensen, j'connais pas son nom.

– Bien on va prendre cinq-dix minutes pour un tableau complet. D'abord quel est ton rôle exact dans la machine Kristensen, quelles sont tes fonctions…

– Je m'occupais des problèmes de logistique et de sécurité.

– Ça veut dire quoi ça exactement? On m'a dit que t'étais une sorte de secrétaire spécialisé pour Brunner et Kristensen.

– Ouais… j'avais une fonction officielle, chargé de la Sécurité et de la Logistique. Mais ce rôle ne couvrait que la zone d'Amsterdam, disons, des Pays-Bas…

– Bon… En quoi ça consistait exactement?

L'homme se fit vague, tout d'un coup.

– Boh, plein de trucs, des systèmes d'alarme à l'espionnage industriel. Je devais rendre la maison d'Amsterdam inviolable et préserver le secret des diverses opérations que menait Eva K., sur le territoire néerlandais, encore une fois.

– Ça signifie quoi, ça, qu'Eva Kristensen possède un réseau international, avec des hommes de paille et des secrétaires spéciaux un peu partout dans le monde?

– Je ne sais pas. L'information est extrêmement cloisonnée dans l'organisation d'Eva K.

– O.K., voyons un peu en détailles types de la bande, fais-moi un topo.

– Qu'est-ce que voulez savoir?

– Tout, comment ça fonctionne, qui ils sont, tout le toutim, ensuite on remontera à la tête.

– Ben… D'abord y a le nouveau Chef des Opérations Spéciales, Sorvan, un Bulgare. Lui je savais qu'il existait mais j'l'avais jamais rencontré avant… toute cette histoire. C'est un type qu'Eva K. a embauché l'année dernière, elle l'a rencontré en Turquie.

– Vas-y, trace-moi les grandes lignes…

– Ben c'est un ancien de la sécurité bulgare, avec la chute du communisme un peu partout il a fui en Turquie où il avait des connexions avec des personnages occultes, à la fois financiers internationaux et trafiquants d'armes ou de drogue. Il est arrivé avec une équipe parfaitement constituée, d’une dizaine d'hommes, ramassée sur les ports d’Athènes et Istanbul, que t'as proprement décimée hier soir…

– Tu veux dire par là qu'il m'en veut à mort?

Le type eut un rictus cruel qui indiquait que c'était le terme exact.

– O.K. et toi là dedans tu faisais quoi, à part nous pister?

L'homme hésita un instant.

– Plus t'en diras, moins les flics seront tentés de raboter ton petit capital d'heures…

L'homme regardait le dictaphone où la petite bande tournait, impitoyablement.

– Moi, j'ai été affecté à un poste spécial, pour cette opération «spéciale».

– Raconte tout.

– Je devais vous traquer et en rendre compte…

– À qui, à Eva Kristensen?

– Non… non…

– Alors à qui, à Sorvan?

L'homme ne répondit rien tout de suite. Il dansait presque d'un pied sur l'autre.

– Oui, c'est ça… À Sorvan…

Une dose de sincérité à peu près aussi consistante que dans un film de Rohmer.

– Joue pas au con. Tu sais très bien que t'as aucune chance si Eva K. échappe au coup de filet. Faut que tu dises tout, que toute la toile tombe d'un coup. Sans ça, t'échapperas p'têt' aux flics, mais tu vivras constamment avec l'œil vissé pardessus l'épaule, sans répit…