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— Quand elle s’applique, notre police est la meilleure du monde. Il n’y a vraiment pas lieu de s’inquiéter.

— Je n’ai pas peur de la mort ; si mes jours finissaient aujourd’hui, j’emporterais avec moi des moments que peu de gens de mon âge ont eu la chance de vivre. Ce dont j’ai peur, et c’est pour cela que je t’ai demandé d’enregistrer notre conversation aujourd’hui, c’est de tuer.

— Tuer ?

— Tu sais que des procédures judiciaires sont en cours dans l’intention de me retirer la garde de Viorel. J’ai fait appel à des amis, mais personne ne peut rien faire ; il faut attendre le résultat. D’après eux, cela dépend du juge, mais ces fanatiques pourraient obtenir ce qu’ils veulent. C’est pourquoi j’ai acheté une arme.

« Je sais ce que cela signifie pour un enfant d’être éloigné de sa mère, parce que j’ai vécu l’expérience dans ma chair. Alors, au moment où le premier officier de police s’approchera, je tire. Et je continuerai à tirer jusqu’à la dernière balle. S’ils ne m’ont pas atteinte avant, je lutterai avec les couteaux de ma maison. S’ils retirent les couteaux, je me servirai de mes ongles et de mes dents. Mais personne ne parviendra à éloigner Viorel de moi, à moins de passer sur mon cadavre. Ça enregistre ?

— Oui. Mais il y a des moyens…

— Il n’y en a pas. Mon père suit les procédures. Il a dit que dans une affaire de droit de la famille, il n’y avait pas grand-chose à faire.

« Maintenant éteins le magnéto.

— C’était ton testament ? »

Elle n’a pas répondu. Comme je ne faisais rien, elle a pris l’initiative. Ensuite, elle est allée jusqu’à la minichaîne, et elle a mis la fameuse musique des steppes, que je connaissais maintenant presque par cœur. Elle a dansé comme elle le faisait dans les rituels, sans suivre la mesure, et je savais où elle voulait en venir. Son magnétophone restait allumé, témoin silencieux de tout ce qui se passait là. Tandis que la lumière d’un après-midi ensoleillé entrait par les fenêtres, Athéna était plongée dans la quête d’une autre lumière, qui était là depuis la création du monde.

L’étincelle de la Mère a cessé de danser, a interrompu la musique, mis sa tête dans ses mains, et elle est restée tranquille un instant. Bientôt, elle a levé les yeux et m’a dévisagé.

« Tu sais qui est ici, n’est-ce pas ?

— Oui. Athéna et sa part divine, Sainte Sophie.

— Je me suis habituée à faire cela. Je ne pense pas que ce soit nécessaire, mais c’est la méthode que j’ai découverte pour la rencontrer, et maintenant c’est devenu une tradition dans ma vie. Tu sais avec qui tu parles : avec Athéna. Sainte Sophie, c’est moi.

— Je le sais. Quand j’ai dansé pour la deuxième fois chez toi, j’ai découvert moi aussi un esprit qui me guidait : Philémon. Mais je ne parle pas beaucoup avec lui, je n’écoute pas ce qu’il me dit. Je sais que, lorsqu’il est présent, c’est comme si nos deux âmes se rencontraient enfin.

— C’est cela. Et Philémon et Sainte Sophie vont aujourd’hui parler d’amour.

— Il faudrait que je danse.

— Ce n’est pas nécessaire. Philémon me comprendra, car je vois qu’il a été touché par ma danse. L’homme qui est devant moi souffre parce qu’il juge n’avoir jamais réussi à atteindre mon amour.

« Mais celui que tu es au-delà de toi-même comprend que la douleur, l’anxiété, le sentiment d’abandon sont inutiles et infantiles : je t’aime. Pas comme ta part humaine le désire, mais comme l’étincelle divine l’a désiré. Nous résidons dans un même abri, qu’Elle a placé sur notre chemin. Là, nous comprenons que nous ne sommes pas les esclaves de nos sentiments, mais leurs maîtres.

« Nous servons et nous sommes servis, nous ouvrons les portes de nos chambres, et nous nous étreignons. Peut-être nous embrassons-nous aussi – parce que tout ce qui arrive avec intensité sur terre aura son correspondant au plan invisible. Et tu sais qu’en disant cela je ne suis pas en train de te provoquer, ni de jouer avec tes sentiments.

— Qu’est-ce que l’amour, alors ?

— L’âme, le sang et le corps de la Grande Mère. Je t’aime aussi fort que des âmes exilées s’aiment quand elles se rencontrent au milieu du désert. Il ne se passera jamais rien de physique entre nous, mais aucune passion n’est inutile, aucun amour n’est à rejeter. Si la Mère a éveillé cela dans ton cœur, elle l’a éveillé aussi dans le mien, même si toi, tu l’acceptes peut-être mieux. Il est impossible que l’énergie de l’amour se perde – elle est plus puissante que tout, et elle se manifeste de nombreuses manières.

— Je ne suis pas assez fort pour ça. Cette vision abstraite me déprime et me laisse plus solitaire que jamais.

— Moi non plus : j’ai besoin de quelqu’un à mes côtés. Mais un jour nos yeux vont s’ouvrir, les différentes formes d’Amour pourront se manifester, et la souffrance disparaîtra de la face de la Terre.

« Je pense que cela ne va pas tarder ; beaucoup d’entre nous reviennent d’un long voyage, dans lequel nous avons été poussés à chercher des choses qui ne nous intéressaient pas. Maintenant nous nous rendons compte qu’elles étaient illusoires. Mais ce retour ne se fait pas sans douleur – parce que nous avons passé beaucoup de temps ailleurs, nous pensons que nous sommes étrangers dans notre propre pays.

« Il nous faudra du temps pour retrouver les amis qui sont partis aussi, les lieux où étaient nos racines et nos trésors. Mais cela finira par arriver. »

Sans savoir pour quelle raison, j’étais troublé. Et cela m’a donné des ailes.

« Je veux continuer à parler d’amour. – Nous en parlons. C’est cela l’objectif que j’ai toujours poursuivi dans ma vie ; laisser l’amour se manifester en moi sans barrières, remplir mes espaces blancs, me faire danser, sourire, donner une justification à ma vie, protéger mon fils, entrer en contact avec les cieux, avec des hommes et des femmes, avec tous ceux qui ont été placés sur ma route.

« J’ai essayé de contrôler mes sentiments en disant "celui-ci mérite ma tendresse" ou "celui-là ne la mérite pas", des choses de ce genre. Et puis j’ai compris mon destin, quand j’ai vu que je pouvais perdre ce qui compte le plus dans ma vie.

— Ton fils.

— Exactement. La manifestation la plus complète de l’amour. C’est au moment où a surgi la possibilité qu’on l’éloigné de moi que je me suis trouvée moi-même, comprenant que jamais je ne pourrais rien avoir, rien perdre. J’ai compris cela après avoir pleuré compulsivement pendant des heures. J’ai souffert intensément et, après seulement, la part de moi que j’appelle Sainte Sophie m’a dit : "Qu’est-ce que c’est que cette sottise ? L’amour demeure toujours ! Et ton fils partira toujours, tôt ou tard ! " »

Je commençais à comprendre.

« L’amour n’est pas une habitude, un compromis, ou une dette. Il n’est pas ce que nous enseignent les chansons romantiques – l’amour est. Et c’est ça le testament d’Athéna, ou Sherine, ou Sainte Sophie : l’amour est. Sans définitions. Aime et ne pose pas trop de questions. Aime simplement.

— C’est difficile.

— Tu enregistres ?

— Tu m’as demandé d’éteindre.

— Alors, rallume. »

J’ai fait ce qu’elle ordonnait. Athéna a continué : « C’est difficile pour moi aussi. Alors, à partir d’aujourd’hui je ne retourne plus chez moi. Je vais me cacher ; la police me protégera des fous, mais elle ne me protégera pas de la justice humaine. J’avais une mission à accomplir, et cela m’a fait aller si loin que j’ai même mis en jeu la garde de mon fils. Pourtant, je n’ai pas de regrets : j’ai accompli mon destin.