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Robert Silverberg

La substitution

À la mémoire de Philip K. Dick

Juste au moment où la saisissante façade du temple de Quetzalcóatl s’offrait à la vue de l’autre côté de la petite pyramide, Hilgard se sentit pris d’un léger vertige et tangua un instant, comme si les ondes d’un petit tremblement de terre s’étaient propagées à travers la zone archéologique de Teotihuacán. Il s’appuya contre une rambarde jusqu’à ce que le plus gros de son indisposition et de son trouble ait passé. La chaleur ? L’altitude ? Le dîner torride de la veille au soir qui faisait payer son tribut ? À Mexico un touriste apprenait qu’il lui fallait s’attendre à tout moment à quelque genre de dérangement interne.

Mais le malaise s’évanouit aussi vite qu’il était venu, et Hilgard leva un regard intimidé vers le monumental escalier de pierre du temple. Les têtes en saillie des serpents à plumes jaillissaient comme des museaux de dinosaures des blocs imposants. Des traces des fresques originelles, peut-être anciennes de quinze cents ans, brillaient ici et là. Hilgard prit huit ou neuf photos. Mais il était trop écrasé de chaleur, de poussière, de lassitude, pour explorer le merveilleux édifice avec une véritable ardeur, et il se sentait encore un peu secoué par le court vertige qui s’était emparé de lui un moment auparavant.

Il était également pressé par le temps : il avait promis de retrouver son chauffeur à deux heures au parking principal pour le voyage de retour à Mexico. Il n’était pas loin de deux heures, et la zone de stationnement se trouvait à plus d’un kilomètre au nord, le long de la balafre sans ombre connue sous le nom d’avenue des Morts. Il regrettait à présent de ne pas avoir commencé sa visite ici, au formidable temple de Quetzalcóatl, et d’avoir épuisé son énergie du matin à escalader les deux énormes pyramides à l’autre extrémité du site.

Trop tard pour y faire quoi que ce soit. Hilgard se hâta péniblement vers le parc de stationnement, ne s’arrêtant que pour acheter une bière tiède à un marchand ambulant en milieu de parcours. À deux heures et quart il était au rendez-vous, soufflant et suant. Aucun signe du chauffeur et du taxi noir tout cabossé. Encore à table, probablement, se dit Hilgard, soulagé de ne pas avoir à se sentir coupable de son retard mais irrité par ce nouvel exemple de la ponctualité mexicaine. Bah ! il avait maintenant le temps de prendre encore quelques clichés de la pyramide du Soleil en attendant, et peut-être…

« ¿ Señor ? ¡ Señor ! »

Hilgard se retourna. Un chauffeur – pas le sien – avait émergé d’une pimpante petite Volkswagen et lui faisait signe.

« Votre femme, señor, elle sera là dans deux minutes. Elle prend encore quelques photos au sommet de la grande pyramide, et elle vous dit d’attendre, s’il vous plaît, elle ne sera pas longue.

— Je crois que vous vous trompez de personne », dit Hilgard.

Le chauffeur parut tout désorienté. « Mais vous êtes son mari, señor.

— Désolé. Je ne suis le mari de personne.

— C’est une blague ? Je ne comprends pas. » Le grand sourire du chauffeur était mal assuré. « Une femme blonde, des lunettes noires. Je vous ai pris tous les deux devant l’hôtel Century, Zona Rosa, ce matin à dix heures, vous vous souvenez ? Elle m’a dit il y a dix minutes : Dites à mon mari d’attendre un peu, je vais prendre encore quelques photos de la pyramide. Juste quelques minutes. Et…

— Je séjourne à l’hôtel Présidente, l’interrompit Hilgard. Je ne suis pas marié. Je me suis fait conduire ici ce matin dans une Ford noire. Le nom du chauffeur était Chucho. »

Le grand sourire du Mexicain, consciencieux et patelin, ne quitta pas son visage, mais il se défit un peu, et une lueur hostile passa dans ses yeux, comme s’il commençait à penser qu’il était l’objet de quelque incompréhensible farce gringo. Il dit lentement : « Je connais Chucho, oui. Il a emmené des Américains à Xochimilco ce matin. Peut-être que vous l’avez eu comme chauffeur hier.

— Il m’a pris devant le Présidente. Nous en étions convenus hier soir. Le prix de la course était de dix-sept cents pesos. » Hilgard regarda autour de lui, espérant que l’homme allait se montrer avant que la situation ne devienne encore plus embrouillée. « Vous devez me prendre pour un autre Américain. Je voyage seul. Il ne me déplairait pas de rencontrer une blonde intéressante, j’imagine, mais il ne se trouve pas que je sois marié avec une telle femme, et je suis absolument certain que vous n’êtes pas le chauffeur qui m’accompagnait ce matin. Je suis tout à fait désolé si…

— Voilà votre femme, señor », annonça calmement le Mexicain.

Hilgard se retourna. Une femme séduisante, d’allure soignée, dans les trente-cinq, trente-six ans, cheveux dorés coupés court encadrant un visage franc et alerte, se frayait un chemin à travers le fouillis de boutiques de souvenirs à l’entrée de la zone de stationnement. « Ted ! lança-t-elle. J’arrive ! »

Il demeura interdit. Il n’avait jamais vu cette femme auparavant. Comme elle se rapprochait, il força ses lèvres à s’étirer en un sourire et les figea dans cette position. Mais qu’était-il censé lui dire ? Il ne connaissait même pas son nom. Excusez-moi, madame, le fait est que je ne suis pas votre mari. Hé ? Était-il le protagoniste d’une de ces émissions télévisées où des gens sans méfiance filmés par une caméra cachée sont victimes de canulars soigneusement mis au point ? Allait-on le couvrir d’appareils ménagers et de billets de voyage une fois qu’on aurait fini de le faire tourner en bourrique ? Pardonnez-moi, madame, mais à vrai dire, je ne suis pas Ted Hilgard. Seulement quelqu’un qui a le même nom et la même tête. Oui ? Non.

Elle le rejoignit et dit : « Tu aurais dû faire l’ascension avec moi. Tu sais ce qu’ils font là-haut depuis une demi-heure ? Ils célèbrent l’équinoxe de printemps selon une espèce de rituel aztèque. Encens, mélopées, rameaux verts, deux tourterelles blanches en cage qu’ils viennent juste de libérer. Un truc fascinant, et j’ai des photos de tout le machin. Tiens-moi ça une minute, veux-tu ? » ajouta-t-elle en toute simplicité, en faisant glisser de son épaule sa grosse sacoche-photo et en la fourrant dans les mains d’Hilgard. « Grand Dieu, quelle chaleur aujourd’hui ! Tu t’es bien amusé à l’autre temple ? Je ne me sentais pas le courage de faire tout ce chemin à pied, mais j’espère que je n’ai pas manqué… »

Le chauffeur, laissé de côté, intervint en douceur. « Il se fait tard, patronne. On rentre en ville maintenant ?

— Oui. Bien sûr. » Elle remit un pan de chemise flottant dans son pantalon, reprit sa sacoche des mains d’Hilgard et suivit le chauffeur vers la Volkswagen. Hilgard, médusé, resta où il était, fouillant désespérément du regard le parc de stationnement à la recherche de Chucho et de la vieille Ford noire et essayant d’élaborer quelque plan d’action plausible. Au bout d’un moment la femme blonde se retourna, les sourcils froncés, et lança : « Ted ? Qu’est-ce qui se passe ? »

Il émit un son inarticulé et agita confusément les mains. Peut-être, se dit-il, était-il victime d’une espèce de décrochage psychotique. À moins que ce moment de vertige au temple de Quetzalcóatl n’ait été en fait une petite attaque qui lui avait brouillé la mémoire. Se pouvait-il qu’elle fût vraiment sa femme ? Il était pratiquement certain d’être resté célibataire toute sa vie, à l’exception de ces huit mois avec Beverly une douzaine d’années auparavant. Il avait une vision parfaitement nette de sa garçonnière sur la Troisième Avenue, avec ses trois pièces bien rangées, ses tableaux, sa petite vitrine de statuettes précolombiennes. Il se revoyait dans ses restaurants préférés avec ses diverses maîtresses, Judith, Janet ou Denise. Cette femme blonde dynamique, enjouée, n’avait sa place nulle part dans ces images. Et pourtant… pourtant…