Les oreilles décollées, le petit Olver, d’une laideur incroyable, chevauchait Bourrasque et bavardait avec Noal, perché sur un hongre famélique. Hochant la tête, le vieil homme noueux semblait apprécier les propos d’Olver. L’air étonnamment solennel, le gamin devait développer une de ses nombreuses théories sur la meilleure façon de s’introduire dans la tour de Ghenjei.
— Tiens, voilà Vanin qui revient, annonça Talmanes.
Mat regarda de nouveau devant lui. Sur un cheval, Vanin faisait penser à un énorme melon chahuté par une balance. Pourtant, il n’y avait pas meilleur cavalier.
— C’est bien le mont Sardlen, annonça-t-il en s’essuyant le front d’un revers de la main. Le village est juste devant nous. Sur la carte, il se nomme Hinderstap. Je dois reconnaître que maître Roidelle est un as.
Mat soupira de soulagement. Avec un peu de chance, ils seraient sortis de ces montagnes avant le début de l’Ultime Bataille.
— Parfait, dit-il. On peut…
— Un village ? demanda une voix féminine cassante.
Accablé, Mat se retourna pour voir trois cavalières remonter la colonne. À contrecœur, Talmanes leva une main afin de demander une pause.
Tandis que les sœurs fondaient sur lui, Vanin parut se ratatiner sur sa selle. À croire qu’il aurait préféré être surpris en train de voler des chevaux – un aller simple pour l’exécution, pourtant – que subir les questions des Aes Sedai.
Joline menait la meute. Naguère, Mat aurait pu la qualifier de « jolie », avec sa mince silhouette et ses grands yeux marron. Mais son visage sans âge faisait sonner une alarme dans sa tête, désormais. Du coup, il n’aurait même plus osé penser que cette sœur verte était séduisante.
Se laisser aller à voir une Aes Sedai sous cet angle, c’était une recette infaillible pour se retrouver en train de sauter comme un cabri sous ses ordres. Et Joline, lourdement, avait manifesté son envie de prendre Mat pour Champion.
Lui en voulait-elle toujours pour une fameuse fessée ? Avec le Pouvoir, elle ne pouvait pas se venger, même s’il n’y avait pas eu le médaillon. Après tout, sauf dans des circonstances très spéciales, les sœurs n’avaient pas le droit de recourir au saidar pour tuer quelqu’un. Mais le jeune flambeur n’était pas dupe. Les Serments de ces femmes ne leur interdisaient pas d’utiliser un bon vieux couteau.
Les deux complices de Joline étaient Edesina, de l’Ajah Jaune, et Teslyn, qui appartenait au Rouge. Si Edesina se révélait plutôt agréable à regarder – n’était son visage sans âge –, Teslyn était à peu près aussi appétissante qu’une branche morte. Le visage osseux, cette Illianienne toute ratatinée faisait penser à une vieille chatte abandonnée depuis très longtemps. Mais elle semblait avoir une tête bien faite sur les épaules, d’après ce que Mat avait pu voir, et il lui arrivait de le traiter avec une once de respect. Du respect, chez une sœur rouge… Qui aurait cru ça possible ?
Cela dit, aux regards que les trois sœurs jetèrent à Mat, nul n’aurait deviné qu’elles lui devaient la vie. Typique de la gent féminine, ça ! Sauver la peau d’une dame, ça exposait à l’entendre dire qu’elle était sur le point de s’en tirer seule. Au temps pour la gratitude ! Quand on ne se faisait pas enguirlander pour avoir saboté ses plans.
Pourquoi repiquait-il toujours au truc ? Un de ces jours, enfin devenu malin, il laisserait les prochaines candidates fondre en sanglots sous leurs chaînes.
— Que se passe-t-il ? demanda Joline à Vanin. Tu sais enfin où nous sommes ?
— Et comment que je le sais !
Sur ces bonnes paroles, sans la moindre honte, il se grattouilla le menton. Un type bien, ce Vanin, se répéta Mat. Tous les gens, il les traitait de la même façon, Aes Sedai comprises.
Joline le regarda dans les yeux, le toisant comme une gargouille perchée sur le toit du manoir d’un noble.
Le voleur de chevaux repenti se recroquevilla sur lui-même, blêmit puis baissa les yeux, honteux.
— Je voulais dire : oui, je le sais, Joline Sedai.
Le sourire de Mat s’évanouit.
Que la Lumière te brûle, Vanin !
— C’est très bien, ça, dit Joline. Et il y a un village devant nous, ai-je cru entendre ? Est-ce à dire que nous allons enfin trouver une auberge décente ? Je ne cracherais pas sur autre chose que l’infâme rata des cuisiniers de maître Cauthon.
— Minute, dit Mat, ce n’est pas…
— À quelle distance sommes-nous de Caemlyn, maître Cauthon ? demanda Teslyn.
Comme toujours, elle faisait de son mieux pour ignorer Joline. Ces derniers temps, cependant, toutes les deux semblaient prêtes à s’arracher le cœur – en toute cordialité et toute sérénité, bien entendu. Entre elles, les Aes Sedai ne se mangeaient pas le nez. Un jour, Mat avait eu droit à un sermon pour avoir qualifié de « prise de bec » ce qu’elles nommaient un « débat ». Doté de plusieurs sœurs, le jeune flambeur savait pourtant très bien ce qu’était une prise de bec.
— Que m’as-tu dit un peu plus tôt, Vanin ? Il reste encore deux cents lieues jusqu’à Caemlyn ?
Vanin confirma du chef.
Le plan consistait à gagner d’abord Caemlyn, où Mat devait rencontrer Estean et Daerid afin de glaner des informations vitales et des vivres. Après, il pourrait tenir la promesse faite à Thom. Mais pour l’heure, la tour de Ghenjei devrait attendre quelques semaines de plus.
— Deux cents lieues…, répéta Teslyn. Quand arriverons-nous ?
— Eh bien, ça dépend, fit Vanin. Sur un terrain familier, avec un cheval de rechange et en voyageant seul, il me faudrait un peu plus de dix jours… Une entière colonne, à travers ces collines et sur une route défoncée ? Je dirais le double, voire plus.
Joline chercha le regard de Mat.
— Pas question de laisser la Compagnie en arrière. Ce n’est pas une option, Joline.
La sœur détourna la tête, l’air mécontente.
— Mais si tu veux partir devant, libre à toi, ajouta Mat. Ça vaut pour toutes les trois. Les Aes Sedai ne sont pas mes prisonnières, donc elles peuvent s’en aller quand elles veulent, à condition de se diriger vers le nord. Si vous rebroussiez chemin, les Seanchaniens vous captureraient.
Quel effet ça ferait de voyager de nouveau avec la Compagnie, sans une sœur en vue ? Si seulement…
Teslyn sembla perplexe. Joline la regarda, mais sa collègue rouge ne livra aucun indice sur ses intentions. Edesina, elle, hésita un peu, puis elle hocha la tête à l’adresse de Joline. Elle était partante.
— Très bien, dit enfin Joline, dédaigneuse. Être loin d’un rustre comme toi sera un bonheur, Cauthon. Fournis-nous vingt-quatre montures, et nous partirons.
— Vingt-quatre ? répéta Mat.
— C’est ça, oui. Ton guide vient de dire qu’il lui faudrait deux chevaux pour couvrir la distance en un temps raisonnable. L’idée est de passer d’une bête à l’autre, je suppose. Afin de les ménager.
— Si je sais compter, dit Mat, la moutarde lui montant au nez, vous êtes deux. Donc, il vous faudrait quatre chevaux. Le calcul devrait être à ta portée, Joline.
Plus doucement, il ajouta :
— Enfin, peut-être…
Joline écarquilla les yeux et Edesina en resta bouche bée. L’air déçue, Teslyn foudroya le jeune flambeur du regard. Sa pipe en main, Talmanes attendit paisiblement la suite.
— Ton médaillon te rend très impudent, Mat Cauthon, siffla Joline.
— C’est ma bouche qui me rend impudent, Joline. (Mat tapota la tête de renard, sous sa chemise.) Le médaillon, lui, m’incite à être sincère. Je suppose que tu m’expliqueras pourquoi il vous faut vingt-quatre montures alors que j’en ai à peine assez pour mes hommes ?
— Deux pour Edesina, deux pour moi et quatre pour mes Champions. Plus quatre pour les anciennes sul’dam. Tu ne crois quand même pas que je vais les laisser en arrière, pour que tes sacrés bonshommes les corrompent ?