Les hommes…, pensa Sauteur, avec un mélange de colère et de dédain. Contrôler, toujours contrôler !
— Je veux que tu m’apprennes, dit Perrin en se campant face à son vieil ami. Je désire maîtriser ce lieu. Tu me montreras comment faire ?
Sauteur s’assit sur ses pattes arrière.
— D’accord, lâcha Perrin. Je vais chercher d’autres loups qui accepteront.
Il continua sur l’étroite piste. Cet endroit ne lui disait rien, mais le Rêve des Loups, il avait payé pour l’apprendre, était imprévisible. Cette prairie herbeuse flanquée de grands ifs aurait pu être n’importe où. Comment et où trouver des loups ? Tentant de sonder mentalement les environs, il s’aperçut que c’était bien plus difficile à faire qu’ailleurs.
Tu ne veux pas courir, mais tu cherches des loups. Pourquoi es-tu si compliqué, louveteau ?
Toujours assis, Sauteur barrait le chemin à Perrin.
Mécontent, le jeune homme fit un bond qui le propulsa à près de cent pieds dans les airs. Au terme de ce saut, il atterrit comme s’il avait fait un pas normal…
… et trouva encore Sauteur devant lui. Pourtant, il ne l’avait pas vu bondir. Un instant à un endroit, et l’instant suivant à un autre…
Perrin serra les dents et se mit de nouveau en quête d’autres loups. Dans le lointain, il capta quelque chose, mais il devait chercher avec plus d’intensité. Il se concentra, puisa de la force au fond de lui-même, et parvint à propulser son esprit un peu plus loin.
C’est dangereux, Jeune Taureau. Tu viens ici avec trop de violence en toi. Continue, et tu mourras.
— Tu me dis toujours ça… Révèle-moi plutôt ce que je veux savoir. Montre-moi comment apprendre.
Louveteau borné ! Reviens quand tu n’auras plus l’intention de fourrer tom museau dans un nid de guêpes.
Sur ces mots, une masse percuta Perrin – ou plutôt, son esprit. Tout disparut, et, comme une feuille chassée par le vent, il fut éjecté du Rêve.
Faile sentit Perrin s’agiter dans son sommeil. Dans la pénombre de la tente, elle plissa les yeux pour le regarder. Étendue à côté de lui, elle n’avait pas encore fermé l’œil. Attentive, elle écoutait sa respiration.
Il se tourna sur le dos et marmonna quelques mots.
De toutes les nuits où il aurait pu mal dormir, c’est la pire…, pensa Faile, accablée.
Ils étaient à une semaine de Malden. Près d’un canal qui conduisait directement à la route de Jehannah, non loin de là, les réfugiés avaient dressé un camp – enfin, plutôt des camps.
Ces derniers jours, tout s’était bien passé, même si Perrin avait jugé les Asha’man encore trop fatigués pour ouvrir des portails. Passant la soirée avec son mari, Faile lui avait remis en tête les nombreuses et importantes raisons pour lesquelles il l’avait épousée. Il s’était montré très enthousiaste, même si une ombre avait continué à passer dans ses yeux. Rien de menaçant, cela dit. Plutôt une ombre de tristesse. Pendant leur séparation, il avait été hanté, et ça pouvait se comprendre. Faile elle-même gardait son lot de fantômes. Mais dans la vie, rien n’était permanent, à part l’amour, et Perrin l’aimait toujours – avec passion, pouvait-on affirmer.
C’était suffisant, et Faile n’avait pas l’intention de revenir sur ce point. En revanche, elle préméditait une dispute qui arracherait tous ses secrets à son compagnon. Mais pour ça, elle attendrait quelques jours. Bien sûr, il fallait rappeler souvent à un époux qu’on n’approuvait pas aveuglément ses faits et gestes. Agir trop vite aurait pu laisser penser qu’elle n’était pas heureuse de l’avoir retrouvé.
L’exact contraire de la vérité. Se tournant à son tour, Faile posa la tête sur l’épaule nue de son époux et laissa glisser une main sur sa poitrine velue. Elle adorait ce colosse aussi tumultueux qu’une avalanche. Être de nouveau avec lui se révélait plus excitant encore que la jubilation d’avoir échappé aux Shaido.
Sentant qu’il ouvrait les yeux, Faile soupira. Amour ou pas, cette nuit, elle désirait qu’il dorme. Ne l’avait-elle pas assez fatigué ?
Il la regarda, ses yeux jaunes semblant briller dans la pénombre. En réalité, c’était un jeu de lumière.
— Je n’ai pas couché avec Berelain, dit-il en serrant sa bien-aimée contre lui. Quoi que racontent les gens, ce sont des foutaises.
Cher Perrin. Si doux et si… gaffeur.
— Je sais que tu ne l’as pas fait, le rassura Faile.
Des rumeurs, elle en avait entendu ! Quasiment toutes les femmes du camp, des Aes Sedai aux servantes, s’étaient écriées qu’elles ne diraient rien, tout ça pour balancer la « nouvelle » quelques secondes après.
Perrin avait passé une nuit sous la tente de la Première Dame de Mayene.
— Faile, sans blague, c’est la vérité.
— Je te crois, et c’est la dixième fois que je te le dis.
— Oui, mais… Eh bien, on dirait que tu es… jalouse.
Ne comprendrait-il donc jamais rien ?
— Perrin, lâcha Faile, agacée, il m’a fallu presque un an – et des efforts inhumains –, pour te séduire. Et ça a fonctionné parce qu’il y avait un mariage au bout du chemin. Berelain n’est pas assez douée pour gérer un type comme toi.
De la main droite, le jeune homme se gratta la barbe. L’air confus, il hésita puis sourit.
— De plus, ajouta Faile, tu as prononcé les vœux, et je te fais confiance.
— Donc, tu n’es pas jalouse ?
— Bien sûr que si ! Perrin, ne t’ai-je pas déjà expliqué ça ? Un mari doit savoir que sa femme est jalouse, sinon il ne mesure pas à quel point elle tient à lui. Quand on défend un bien, c’est qu’il est précieux. Franchement, si tu continues à m’obliger à tout dire, je n’aurai plus aucun secret.
— Ça, je doute que ce soit possible…
Perrin se tut et Faile ferma les yeux, espérant qu’il s’était rendormi. Dehors, elle capta les voix lointaines des gardes en train de patrouiller. Plus loin encore, un des maréchaux-ferrants – Jerasid, Aemin ou Falton – travaillait malgré l’heure tardive, sans doute pour préparer un cheval en vue du lendemain. Entendre de nouveau ce bruit particulier était un vrai plaisir. N’ayant rien à faire des chevaux, les Shaido les avaient relâchés, à part les plus costauds, transformés en bêtes de trait. Pendant son séjour à Malden, Faile avait vu de splendides juments sellées contraintes de tracter des charrettes.
Était-il normal de trouver étrange d’être de retour ? Deux mois de captivité, ce n’était pas grand-chose, mais ça lui avait paru des années. Des années à s’acquitter de corvées pour Sevanna et à recevoir des punitions iniques. Mais de cette épreuve, elle n’était pas sortie brisée. Bizarrement, pendant ces deux mois, elle s’était plus que jamais perçue comme une noble dame.
Oui, jusqu’à Malden, on aurait juré qu’elle n’avait jamais compris ce que signifiait être une « dame ». Avant, sa vie n’avait pas été un fiasco, loin de là. Les fidèles de Faile, les gens de Deux-Rivières, ceux des camps de Perrin et d’Alliandre… Tous la respectaient. D’autre part, elle avait tiré bénéfice de son éducation, aidant Perrin à apprendre à être un chef.
Tout ça était important, et pour réussir, elle avait dû puiser dans l’enseignement de ses parents.
Certes, mais Malden lui avait ouvert les yeux. Parce qu’elle y avait côtoyé des gens qui attendaient d’elle ce que personne n’en avait jamais attendu. Sous la tyrannie de Sevanna, il n’y avait pas eu de place pour les jeux et encore moins pour les erreurs. Humiliée, rouée de coups et presque tuée, elle avait fini par comprendre ce que ça signifiait, être une « noble dame ». Depuis, elle pensait avec une vague culpabilité au temps où elle tentait de dominer Perrin (ou d’autres personnes) pour le forcer à faire ses quatre volontés.