Être une noble dame, ça voulait dire qu’on passait la première et qu’on prenait des coups alors que les autres n’en encaissaient pas. Ultimement, ça impliquait d’être prête à se sacrifier pour défendre et protéger les gens dont on avait la charge.
Non, être de retour ne la perturbait pas, parce qu’elle avait emporté Malden avec elle. La part qui comptait, en tout cas. Parmi les gai’shain, des centaines lui avaient juré fidélité, et elle s’était débrouillée pour les sauver. Grâce à Perrin, mais il s’agissait d’un hasard. Ayant mis au point un plan, elle serait revenue avec une armée, que ce soit celle-là ou une autre.
Il y avait un coût, mais elle s’occuperait de ça plus tard dans la nuit, si la Lumière le voulait bien.
Ouvrant un œil, elle regarda Perrin. On aurait bien dit qu’il dormait. Sa respiration était-elle régulière ? Faile dégagea son bras…
— Je me fiche de ce qui est arrivé, dit-il.
Non, toujours réveillé… Décidément…
— Que veux-tu dire ?
Perrin ouvrit les yeux et fixa le plafond de la tente.
— Ce Shaido qui était avec toi, quand je t’ai sauvée… Quoi qu’il ait fait, ou que tu aies fait pour survivre… Eh bien, ça me va.
C’était donc ça qui le travaillait ?
Faile abattit un poing sur le torse de son mari, qui en grogna de surprise.
— Espèce de gros bœuf ! Que racontes-tu là ? Que j’aurais pu être infidèle sans que ça tire à conséquence ? Après m’avoir assuré que tu ne l’as pas été ?
— Pardon ? C’est différent, ça. Tu étais prisonnière, et…
— Et je suis incapable de prendre soin de moi ? Tu es vraiment un gros bœuf. Personne ne m’a touchée. Aucun Aiel n’oserait faire du mal à une gai’shain.
Ce n’était pas vrai du tout. Dans le camp, beaucoup de femmes avaient été violées. Parce que les Shaido, justement, ne se comportaient plus comme des Aiels.
Mais à Malden, il n’y avait pas que des Shaido. Certains guerriers qui refusaient d’avoir Rand pour Car’a’carn avaient aussi du mal à accepter l’autorité des Shaido. Les Sans-Frères étaient des hommes d’honneur. Alors qu’ils se considéraient comme des parias, c’étaient les seuls, à Malden, qui avaient respecté les antiques coutumes. Quand les femmes réduites au statut de gai’shain s’étaient trouvées en danger, les Sans-Frères en avaient choisi quelques-unes afin de les protéger. Et sans rien demander en échange.
Non, ce n’était pas ça. Ils avaient demandé beaucoup, mais sans rien exiger. Même s’il n’avait plus le droit de se nommer ainsi, Rolan s’était toujours comporté comme un Aiel avec elle. Cela dit, comme la mort de Masema, sa relation avec Rolan ne regardait pas Perrin. Son protecteur, elle ne l’avait jamais ne serait-ce qu’embrassé, mais elle s’était servie de son désir pour en tirer des avantages. Et elle le soupçonnait d’avoir toujours su à quel jeu elle jouait.
Perrin avait tué Rolan. Une raison de plus pour qu’il ne sache jamais rien de la bonté de ce Sans-Frères. S’il apprenait ce qu’il avait fait, il ne s’en remettrait pas.
Un peu plus détendu, le mari de Faile ferma les yeux. Durant ces deux mois, il avait changé, et peut-être même autant qu’elle. C’était pour le mieux. Chez elle, dans les Terres Frontalières, il y avait un dicton : « Seul le Ténébreux ne change jamais. »
Les hommes grandissaient et progressaient. Le Ténébreux, lui, restait tel qu’en lui-même. Le mal incarné.
— Demain, dit Perrin en bâillant, nous devrons planifier les choses. Dès que les portails seront de nouveau disponibles, il faudra décider si nous forçons les gens à partir, et dans ce cas, choisir ceux qui passeront en premier.
» Quelqu’un a-t-il découvert ce qui est arrivé à Masema ?
— Pas à ma connaissance… Mais presque tous ses biens ont disparu de sa tente, alors…
— Masema se fiche des biens matériels, marmonna Perrin, les yeux toujours fermés. Encore que… Il les a peut-être emportés pour tout recommencer ailleurs. Je pense qu’il s’est enfui, mais il est quand même bizarre que nul ne sache comment et vers où.
— Il a dû filer en tirant profit du chaos de la bataille.
— C’est probable… Je me demande… (Il bâilla de nouveau.) Je me demande ce qu’en dira Rand. Masema était la raison de mon voyage. Je devais le dénicher et le ramener. On dirait bien que j’ai échoué.
— Tu as éliminé les bandits qui volaient et tuaient au nom du Dragon, rappela Faile, et tu as coupé la tête d’un serpent – les Shaido, je veux dire. Sans mentionner ce que tu as appris sur les Seanchaniens. Pour le Dragon, ces exploits compenseront largement ton échec avec Masema.
— Tu as peut-être raison, fit Perrin d’une voix lourde de sommeil. Maudites couleurs ! Rand, je n’ai aucune envie de te regarder dormir. Mais qu’est-il arrivé à ta main gauche ? Crétin aveugle à la Lumière, prends mieux soin de toi ! Tu es notre seul espoir… et la Grande Chasse approche.
Faile ne comprit pas ce que signifiaient les quelques dernières phrases de son mari. La main gauche de Rand serait partie à la chasse ?
Au moins, s’était-il endormi, son grand bœuf ?
Oui, il ronflait comme un sonneur. Faile sourit puis secoua tendrement la tête. Parfois, il avait vraiment tout d’un bœuf. Mais il était son bœuf !
Elle se leva et traversa la tente en enfilant sa robe puis en nouant sa ceinture. Une fois ses sandales aux pieds, elle sortit en silence.
Arrela et Lacile montaient la garde en compagnie de deux Promises qui hochèrent la tête, indiquant qu’elles ne diraient rien à personne.
Faile les laissa veiller sur Perrin, mais elle emmena Lacile et Arrela.
Tearienne aux cheveux noirs, Arrela était plus grande que la plupart des Promises. Du genre brusque, elle ne faisait pas dans la dentelle. Petite, le teint clair et la silhouette fine, Lacile marchait avec une grâce de danseuse.
Des femmes aussi différentes qu’on pouvait l’être, sans doute, mais unies par leur captivité. Toutes deux membres des fanatiques de Faile, elles avaient été capturées en même temps que leur idole et transformées en gai’shain.
Après un court trajet dans les ténèbres, deux Promises se joignirent au trio. À l’évidence, Bain et Chiad avaient parlé à leurs sœurs de la Lance.
Les cinq femmes sortirent du camp et se dirigèrent vers le point de rendez-vous. Arrivée près de deux saules pleureurs serrés l’un contre l’autre, Faile fut accueillie par deux femmes qui portaient encore la tenue blanche des gai’shain.
Les Promises Bain et Chiad étaient premières-sœurs, et Faile les aimait beaucoup. Avec elle, ces Aielles se montraient encore plus loyales que les fanatiques ou les gai’shain de Malden.
Loyales, mais liées par aucun serment… Une contradiction que seules des Aielles pouvaient assumer.
À l’inverse de Faile et des autres, Bain et Chiad ne cesseraient pas de porter la tenue blanche parce que leurs ravisseurs avaient été vaincus. Gai’shain, elles le resteraient jusqu’au terme de leurs un an et un jour de service.
Pour tout dire, être venues ce soir – en accord avec leur vie d’avant la capture – était un sacré accroc à l’honneur. Cela posé, elles reconnaissaient que le statut de gai’shain, dans le camp des Shaido, n’avait rien eu de traditionnel.
Faile les accueillit avec un sourire et se garda bien de les offenser en prononçant leur nom ou en utilisant le langage par gestes des Promises. Cependant, elle ne put s’empêcher de demander :
— Vous allez bien ?
En disant ces mots, elle prit le petit ballot que lui tendait Chiad.