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C’était tout ce qu’on pouvait faire. À Malden, elles n’avaient pas eu le temps de s’occuper des dépouilles. Selon Chiad, les abandonner n’avait rien eu de déshonorant, mais Faile avait éprouvé le besoin d’organiser une cérémonie en l’honneur de Rolan et des autres.

— Tués de notre main ou tombés au combat, ces quatre-là nous ont traitées avec respect. Comme diraient les Aiels, nous avons un toh envers eux. Je doute que nous nous en acquittions un jour. Mais nous pouvons les garder dans nos cœurs. Une Promise et trois Sans-Frères ont été bons avec nous alors que rien ne les y obligeait. Leur honneur, ils l’ont gardé tandis que les autres le foulaient aux pieds. S’il y a une rédemption pour eux – et pour nous –, c’est dans l’honneur qu’elle se trouvera.

— Dans le camp de Perrin, dit Lacile, il y a un Sans-Frères. Nommé Niagen, il est le gai’shain de la Promise Sulin. Je veux lui raconter ce qu’ont fait les quatre défunts. C’est un brave homme.

Faile ferma les yeux. Lacile voulait probablement dire qu’elle partageait désormais la couche de Niagen. Les relations de ce genre n’étaient pas interdites aux gai’shain.

— Tu ne peux pas remplacer Jhoradin ainsi, dit la femme de Perrin en ouvrant les yeux. Ni défaire ce que tu as fait.

— Je sais, fit Lacile, sur la défensive. Mais ils étaient si pleins d’humour, malgré la terrible situation. Des personnes hors du commun. Jhoradin voulait m’emmener dans son désert et m’épouser.

Tu ne l’aurais jamais suivi, j’en suis certaine, pensa Faile. Maintenant qu’il est mort, tu mesures tout ce que tu as perdu.

Mais qui était-elle pour faire la morale aux autres ? Que Lacile agisse donc comme ça lui chantait. Si Niagen était la moitié aussi remarquable que Rolan et les deux autres hommes, elle serait peut-être heureuse avec lui.

— Kinhuin ne s’est jamais montré pressant, dit Alliandre. Je savais ce qu’il désirait, mais il n’a rien exigé. Je crois qu’il prévoyait de quitter les Shaido, et qu’il nous aurait aidées à fuir. Et bien que je l’aie éconduit, il l’aurait fait.

— Marthea désapprouvait le comportement des autres Shaido, dit Arrela. Mais elle restait pour ne pas trahir son clan. Cette loyauté lui a coûté la vie. On meurt souvent pour de plus mauvaises raisons.

Faile regarda le petit bûcher s’éteindre lentement.

— Je crois que Rolan m’aimait pour de bon, dit-elle.

Et rien de plus.

Les quatre femmes se relevèrent et retournèrent dans le camp. « Le passé est un champ de braises et de cendres », disait un vieux dicton du Saldaea. Les vestiges d’un feu qu’on nommait le présent…

Ces braises agonisaient dans le dos de Faile. Cependant, elle avait gardé la turquoise. Pas pour se repentir, mais pour ne jamais oublier.

Dans la tente obscure, Perrin ne dormait pas, l’odeur de la toile montant à ses narines en même temps que le parfum unique de Faile. Elle n’était plus là, alors qu’elle se serrait contre lui peu de temps auparavant. Pendant qu’il somnolait, elle était partie. Peut-être pour satisfaire un besoin naturel…

Sondant les ténèbres, le jeune homme tentait de comprendre le sens de sa rencontre avec Sauteur. Plus il y pensait, et plus sa détermination se renforçait. Un jour prochain, il se mettrait en marche pour l’Ultime Bataille. Et ce jour-là, il devrait être capable de contrôler le loup qui vivait en lui. Pareillement, il entendait se débarrasser de tous les gens qui le suivaient, ou apprendre à accepter pleinement leur loyauté.

Des décisions l’attendaient. Pas faciles, mais ça ne l’empêcherait pas de les prendre. Un homme ne reculait pas devant les choses complexes. C’était ça, le sens profond de la vie.

Et c’était là qu’il avait péché, dans sa façon de gérer la capture de Faile puis leur séparation. Au lieu de prendre des décisions, il s’était dérobé. Maître Luhhan aurait été terriblement déçu par son comportement.

Tout ça le poussait vers une autre décision, la plus difficile de toutes. Faile, il la laisserait s’exposer au danger, même au risque de la perdre.

Une décision, ça ? Pouvait-il opter pour une chose pareille ? Imaginer sa femme en danger lui donnait envie de vomir. Mais il devrait trancher.

Trois problèmes… Eh bien, il les affronterait et ferait un choix. Mais d’abord, il voulait y réfléchir, parce que c’était dans sa nature. Prendre des décisions sans peser le pour et le contre revenait à se comporter comme un imbécile.

En revanche, regarder en face ses problèmes se révélait apaisant. Du coup, il se tourna sur un côté et s’endormit.

22

La dernière offense qu’on puisse infliger

Semirhage était assise sur le sol de la petite pièce. En partant, les sœurs lui avaient pris sa chaise, sans daigner lui donner une lampe ou une bougie.

Que soient maudits cet Âge de malheur et les gens qui y vivaient. Pour qu’il y ait des globes lumineux accrochés aux murs, la Rejetée aurait donné n’importe quoi. Dans son Âge on ne laissait pas les prisonniers sans lumière.

Certes, Semirhage avait enfermé plusieurs de ses « cobayes » dans l’obscurité totale, mais c’était différent. Dans l’intérêt de la connaissance, il fallait découvrir ce que la privation totale de lumière faisait aux gens.

Les « Aes Sedai » qui détenaient Semirhage n’avaient aucune raison rationnelle de lui infliger ça. C’était une manière de l’humilier, rien de plus.

Recroquevillée contre une cloison de bois, la Rejetée enroula les bras autour de son torse. Pas question qu’elle pleure. Enfin, elle était une Élue ! Rien ne pouvait la briser.

Hélas, ces crétines de sœurs ne la regardaient plus comme avant. Pas parce qu’elle avait changé – mais parce que ces idiotes n’étaient plus les mêmes. En quelques minutes, l’horrible femme qui portait un filet-paralis dans les cheveux avait ruiné l’aura de la Rejetée et réduit à néant son autorité. Désormais, plus une « sœur » ne la craignait.

Comment avait-elle pu se laisser dominer ainsi ? Eh bien, la chienne d’Aes Sedai l’avait pliée en deux sur ses genoux avant de lui flanquer une fessée. C’était déjà un outrage, mais… Oui, elle venait de mettre le doigt dessus. Dans la voix de la harpie, elle n’avait entendu qu’une vague lassitude. À croire qu’elle traitait une des Élues comme une quantité négligeable. Plus que la fessée, c’était ça qui avait fait mal.

Ça ne se reproduirait pas. La prochaine fois, Semirhage serait prête à encaisser les coups, et elle ne leur accorderait aucune importance. Cette tactique fonctionnerait, ça ne faisait pas de doute. Enfin, peut-être…

La Rejetée frissonna de nouveau. Au nom de la raison et de la quête de vérité, elle avait torturé des centaines – voire des milliers – de gens. La torture était un révélateur. Quand on se mettait à taillader leurs chairs, on apprenait vite comment les êtres étaient faits.

Une phrase que Semirhage avait prononcée plus d’une fois dans sa vie. En principe, ça la faisait éclater de rire.

Pas là, cependant…

Pourquoi les sœurs ne l’avaient-elles pas fait hurler de douleur ? Des doigts brisés, des coupures sur tout le corps, un boulet de charbon brûlant posé au creux de chacun de ses coudes ? Dès sa capture, la Rejetée s’était préparée à subir ces tourments. Une petite partie d’elle-même avait même eu hâte qu’ils arrivent.

Mais cette pantalonnade ? Devoir manger ce qui traînait sur le sol… Être traitée comme une sale gosse devant des femmes et des hommes qui, la veille encore, tremblaient rien qu’en la regardant ?

Je te tuerai, chienne galeuse ! Je te retirerai tous les tendons – un à la fois, en utilisant le Pouvoir pour te guérir et te livrer ainsi à une éternité de souffrance. Non ! Pour toi, il faudra que je trouve quelque chose de nouveau ! Une douleur qui n’ait jamais été infligée à personne…

— Semirhage…, murmura une voix.

La Rejetée se pétrifia et sonda de nouveau les environs. La voix lui avait paru mordante et d’une dureté sans borne. Un tour de son imagination. Il ne pouvait pas être là, pas vrai ?

— Tu as commis une erreur tragique, Semirhage, continua la voix.

Un peu de lumière filtrait du couloir, mais la voix retentissait bel et bien dans la petite pièce où elle croupissait. Dehors, la lueur se fit plus forte puis vira au rouge, éclairant l’ourlet du manteau noir d’une haute silhouette. Levant les yeux, Semirhage découvrit un visage sans yeux au teint cireux de cadavre.

Aussitôt, elle se prosterna sur le parquet patiné par le temps. Si l’apparition ressemblait à un Myrddraal, elle était plus grande et beaucoup plus… importante. Se souvenant de la voix du Grand Seigneur, quand il s’était adressé à elle, la Rejetée trembla comme une feuille.

Quand tu obéis à Shaidar Haran, tu m’obéis… Quand tu désobéis…

— Tu devais capturer le garçon, pas le tuer, murmura l’apparition d’une voix sifflante comme la vapeur qui s’échappe du couvercle d’un chaudron. Mais tu lui as pris une main, et presque sa vie. Ce faisant, tu t’es démasquée, et tu as perdu des agents de valeur. Capturée par nos ennemis, voilà que tu es brisée.

Semirhage devina que Shadar Haran souriait. Le seul Myrddraal qui eût jamais fait ça. Mais en réalité, ça n’en était pas un…

La Rejetée ne répondit pas à ces accusations. Devant lui, nul ne mentait ni ne cherchait d’excuses.

Soudain le bouclier qui l’isolait de la Source disparut. Semirhage en eut le souffle coupé. Le saidar lui était revenu. Le Pouvoir, dans toute son extase. Pourtant, avant de s’en saisir, elle hésita. Les fausses Aes Sedai, dans le couloir, risquaient de sentir qu’elle canalisait.

Une main froide aux ongles très longs souleva le menton de la Rejetée. Ce contact, on eût dit celui du cuir, mais d’un cuir… mort.

Sa tête se souleva, ses yeux croisant le regard qui n’existait pas.

— Je te donne une dernière chance, murmurèrent les lèvres livides. Avec l’ordre de ne pas échouer.

La lumière disparut et la main lâcha le menton de la Rejetée. Elle resta prosternée, luttant contre une indicible terreur. Une dernière chance… L’échec, le Grand Seigneur le châtiait toujours de façons très… imaginatives. Ces châtiments, Semirhage les avait subis, et elle n’avait aucune envie de recommencer. À côté, toutes les tortures et les punitions que les Aes Sedai inventeraient seraient à peine plus qu’une piqûre d’insecte.

La Rejetée se releva péniblement, traversa la pièce à l’aveuglette, trouva la porte à tâtons et, en retenant son souffle, essaya la poignée.

Le battant s’ouvrit. Sans faire grincer les gonds, Semirhage se glissa dans le couloir. Là, trois femmes gisaient au pied de leur chaise. Les crétines de sœurs qui maintenaient le bouclier…

Agenouillée près des mortes, une autre Aes Sedai baissait humblement les yeux. Une femme en vert, ses cheveux bruns noués en queue-de-cheval.

— Je vis pour servir, Grande Maîtresse, murmura-t-elle. On m’a ordonné de te dire qu’il y a dans mon esprit une coercition dont tu dois me libérer.

Semirhage fronça les sourcils. Jusque-là, elle ne s’était pas doutée qu’une sœur noire s’était infiltrée parmi les Aes Sedai. Éliminer une coercition pouvait avoir un effet très désagréable sur une personne. Même si la contrainte était faible ou subtile, le cerveau risquait de subir de gros dommages. En cas d’une très forte contrainte… Eh bien, le processus était très intéressant à suivre.

— Je dois aussi te donner ça, ajouta la sœur en tendant un paquet à la Rejetée.

Semirhage l’ouvrit et dévoila un collier métallique de couleur terne et deux bracelets. Le Cercle de Domination. Inventé pendant la Dislocation, cet artefact ressemblait de très près à l’a’dam que Semirhage avait passé tellement de temps à étudier.

Avec ce ter’angreal, un homme capable de canaliser devenait un pantin dont on tirait les ficelles. Malgré l’angoisse qui lui serrait la gorge, la Rejetée sentit ses lèvres s’étirer pour former un sourire.