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Dans la Flétrissure, où les plantes survivaient à peine, gardées en vie comme des prisonniers qu’on affame pour les pousser aux portes du décès, la mort était partout. À Deux-Rivières, si Rand avait vu un tel spectacle dans un champ, il aurait brûlé l’entière récolte – en s’étonnant que personne n’y ait pensé avant lui.

Près de lui, Bashere lissa sa longue moustache noire.

— Je me souviens d’une époque où ça commençait quelques lieues plus loin. Et ça ne fait pas si longtemps que ça.

— Des hommes à moi patrouillent déjà le long de la frontière, dit Ituralde, balayant des yeux le triste spectacle. Tous les rapports disent la même chose. Rien à signaler.

— C’est un signe que quelque chose cloche, fit Bashere. En principe, il y a toujours des Trollocs à repousser. Ou de pires créatures encore, qui les ont fait fuir. Des vers géants ou des guêpes de sang…

Une main sur le pommeau de sa selle, Ituralde secoua la tête, le regard toujours rivé sur la désolation.

— Je n’ai aucune expérience du combat contre ces monstres. Un homme, je sais comment il réfléchit. Ces Trollocs maraudeurs n’ont même pas de ligne de ravitaillement. Quant aux vers, j’ai seulement entendu des récits de leurs exactions.

— Des officiers de Bashere resteront avec toi pour te conseiller, dit Rand.

— Ils me seront utiles, convint Ituralde, mais ne vaudrait-il pas mieux laisser Bashere ici, avec ses hommes ? Ils connaissent la région, et mes troupes seraient efficaces en Arad Doman. Ne le prends pas mal, seigneur Dragon, mais n’est-il pas étrange de nous affecter chacun dans le royaume de l’autre ?

— Non, répondit Rand.

Ce n’était pas étrange, mais simplement une preuve de réalisme. Il se fiait à Bashere, et ses hommes l’avaient bien servi, mais il aurait été dangereux de les laisser dans leur pays natal. Davram était l’oncle de la reine, rien de moins, et comment réagiraient les soldats quand des compatriotes leur demanderaient pourquoi ils étaient devenus des fidèles du Dragon ?

Si étrange que ce fût, laisser des étrangers au Saldaea risquait de faire moins de bruit… et moins de dégâts.

Avec Ituralde, il raisonnait tout aussi cyniquement. Le général lui avait juré fidélité, mais aucun serment n’était éternel. Chargés de surveiller la Flétrissure, Ituralde et ses Domani auraient très peu d’occasions de se retourner contre Rand. Affectés sur un territoire hostile, ils devraient compter sur les Asha’man pour rentrer rapidement chez eux. Évoluant dans sa propre patrie, Ituralde risquait de lever des troupes puis de décider qu’il n’avait plus besoin de la protection du Dragon Réincarné.

Des armées postées en territoire hostile étaient bien moins dangereuses. Rand détestait penser ainsi, mais c’était une des principales différences entre l’homme qu’il était naguère et celui qu’il avait dû devenir.

Ce qu’il devait faire, seul le nouveau Rand en était capable. Et tant pis s’il le détestait.

— Narishma ! appela-t-il. Un portail !

Sans avoir besoin de se retourner, Rand sentit l’Asha’man se connecter à la Source et commencer à canaliser. Sentir le Pouvoir incita Rand à s’en gorger, mais il se retint. Ces derniers temps, il avait de plus en plus de mal à manier le saidin sans vomir tripes et boyaux. Devant Ituralde, pas question qu’il trahisse une telle faiblesse.

— Tu auras cent Asha’man à ta disposition avant la fin de la semaine, dit-il à Ituralde. Je parie que tu en feras un bon usage.

— Je n’y manquerai pas, c’est sûr.

— Je veux des rapports journaliers, même s’il ne se passe rien. Envoie les messagers via un portail. D’ici à quatre jours, je partirai pour Bandar Eban.

Bashere grogna sous sa moustache. C’était le premier indice que Rand donnait sur la suite du programme.

Le jeune homme fit volter son cheval en direction du portail ouvert derrière lui. Plusieurs Promises l’avaient déjà franchi, passant les premières comme d’habitude.

Ses nattes piquées de clochettes oscillant au vent, Narishma se tenait à côté de l’ouverture. Avant de devenir un Asha’man, lui aussi était un Frontalier.

Des loyautés bien trop conflictuelles. Au cas où, qu’est-ce qui passerait en premier pour Narishma ? Sa patrie ? Rand ? L’Aes Sedai dont il était le Champion ?

Rand aurait juré que cet homme lui était fidèle, car il était venu à son secours aux puits de Dumai. Mais les ennemis les plus dangereux, c’étaient ceux à qui on croyait pouvoir faire confiance.

Tu ne peux te fier à personne ! dit Lews Therin. Nous n’aurions jamais dû laisser tous ces gens approcher de toi. Ils se retourneront contre nous.

Le dément avait toujours du mal avec les autres hommes capables de canaliser. Ignorant ses radotages, Rand talonna sa monture.

Pourtant, entendre la voix du spectre le ramena à la nuit où il avait rêvé à Moridin. Dans son esprit, à ce moment-là, Lews Therin brillait par son absence.

L’idée que ses rêves n’étaient désormais plus sûrs lui retournait l’estomac. Avec le temps, il en était venu à les considérer comme un refuge. Des cauchemars pouvaient le torturer, certes, mais au moins, c’étaient les siens.

Pendant le combat contre Sammael, à Shadar Logoth, pourquoi Moridin lui avait-il porté secours ? Quelle toile perverse tissait cet homme ? Il avait prétendu que Rand envahissait son rêve, mais ça pouvait être un mensonge de plus.

Je dois les détruire tous… Les Rejetés, jusqu’au dernier, et pour de bon, cette fois. Je dois être dur.

Sauf que Min désirait qu’il soit tendre, au contraire. Pour rien au monde, il n’aurait voulu l’effrayer. Avec elle, il n’y avait pas de faux-semblants. Elle pouvait le traiter d’abruti, certes, mais elle ne lui mentait jamais. Du coup, ça lui donnait envie d’être l’homme qu’elle aurait voulu qu’il soit. Mais pouvait-il prendre ce risque ? Un type capable de rire serait-il à même d’accomplir sa mission au mont Shayol Ghul ?

« Pour vivre, tu dois mourir. »

Telle était la réponse à une de ses trois questions. S’il réussissait, son souvenir – son héritage – vivrait à jamais après sa mort. Rien de très réconfortant… Il n’avait aucune envie de mourir. Qui aurait prétendu le contraire ? Même les Aiels affirmaient ne pas chercher la fin. Simplement, ils l’accueillaient quand elle venait.

Rand franchit le portail qui le ramènerait en Arad Doman, dans le manoir niché au milieu d’une grande clairière, face à un terrain hérissé de tentes. Pour affronter sa propre mort, il fallait qu’un homme soit dur. Même chose pour combattre le Ténébreux tandis que son sang se déverserait sur la roche.

Avec de telles perspectives, qui pouvait rigoler ?

Rand secoua la tête. La présence de Lews Therin dans son esprit ne l’aidait pas.

Elle a raison, dit soudain le spectre.

Qui ça ?

La jolie fille aux cheveux courts. Elle dit que nous devons briser les sceaux, et elle parle d’or.

Rand se pétrifia, tira sur les rênes de Tai’daishar et ne vit même pas qu’un garçon d’écurie approchait pour prendre en charge le cheval. Entendre Lews Therin être d’accord avec quelque chose…

Que ferons-nous après ça ? demanda Rand.

Nous mourrons. Tu m’as promis qu’on crèvera.

Seulement si on triomphe du Ténébreux, rappela Rand. Tu le sais : s’il gagne, il n’y aura rien pour nous. Même pas la mort.

Oui, rien…, dit Lews Therin. Ce sera parfait. Pas de douleur, ni de regret. Rien.