Rand eut un frisson glacé. Si Lews Therin commençait à raisonner ainsi…
Non, ce ne sera pas « rien ». Le Ténébreux détiendra nos âmes. La douleur sera pire que jamais.
Lews Therin éclata en sanglots.
Lews Therin ! s’écria mentalement Rand. Que devrons-nous faire ? Comment as-tu scellé la Brèche, la dernière fois ?
Ça n’a pas fonctionné… Nous avons recouru au saidin, mais il fallait que celui-ci touche le Ténébreux. C’était le seul moyen. Quelque chose devait le toucher, afin de fermer la Brèche. Hélas, il a souillé le saidin. Alors, les sceaux se sont révélés trop faibles.
Je sais tout ça ! Mais que devons-nous faire différemment ?
Le spectre ne répondit pas. Rand attendit un peu, puis il se laissa glisser de selle et permit au garçon d’écurie, très nerveux, de partir avec son cheval.
Les dernières Promises étaient en train de franchir le portail, Bashere et Narishma fermant la marche.
Rand ne les attendit pas, même s’il vit que Deira – l’épouse de Davram – se tenait juste à l’extérieur du site de Voyage. Grande et… statuesque, la femme aux cheveux noirs argentés sur les tempes gratifia Rand d’un regard évaluateur.
Que ferait-elle si Bashere mourait au service du Dragon Réincarné ? Continuerait-elle à suivre Rand, ou ramènerait-elle ses forces au Saldaea ? Sur le plan du caractère, elle était aussi dure que son mari. Voire plus.
Rand la salua au passage – avec un sourire en prime – et traversa le camp plongé dans la pénombre en direction du manoir. Ainsi, Lews Therin ignorait comment sceller la prison du Ténébreux ? À quoi servait sa voix, dans ce cas ? Que la Lumière le brûle ! Jusque-là, il était un des rares espoirs de Rand.
La plupart des gens furent assez avisés pour s’écarter sur le chemin du Dragon Réincarné.
Rand se souvint de l’époque où il n’était jamais d’une humeur massacrante. Un simple berger, toujours avenant. Rand le Dragon n’avait plus rien à voir avec ça. Son credo, c’étaient le devoir et les responsabilités. Il le fallait.
Le devoir était comme une montagne… Eh bien, il se sentait piégé entre une bonne dizaine de montagnes différentes, toutes décidées à l’écraser. Parmi ces forces, ses émotions finissaient par bouillir. Fallait-il s’étonner quand elles débordaient du chaudron ?
En approchant du manoir, il secoua la tête. À l’est se dressaient les montagnes de la Brume. Au couchant, tous les pics baignaient dans une lumière rouge. Très au-delà, en direction du sud, s’étendait le territoire de Deux-Rivières où se nichait Champ d’Emond. Une terre natale qui semblait si proche… Pourtant, Rand n’y retournerait jamais, car une visite indiquerait à ses ennemis qu’il était attaché à ses racines. Après tant d’efforts pour les convaincre qu’il n’aimait rien, ç’aurait été dommage. Mais par moments, il redoutait que son stratagème n’en soit plus vraiment un…
Des montagnes… Des montagnes semblables au devoir.
Le devoir écrasant de la solitude, dans ce cas. Quelque part au sud, derrière ces montagnes trop proches, son père continuait à trimer. Tam al’Thor… Il ne l’avait pas vu depuis si longtemps.
Tam était son vrai père, il n’en démordrait plus. Son géniteur, le chef de tribu nommé Janduin, il ne l’avait jamais vu, et rien ne pourrait l’inciter à l’appeler « papa ».
Parfois, Rand se languissait de la voix de Tam et de sa sagesse. À ces moments-là, il comprenait qu’il devait être plus dur que l’acier, car un seul moment de faiblesse – par exemple en cherchant du secours auprès de son père – détruirait tout ce qu’il avait lutté pour bâtir. De plus, ça signerait probablement l’arrêt de mort de Tam.
Passant par le trou qui béait à la place de l’entrée, Rand écarta la toile de tente qui tenait lieu de façade, et continua à tourner le dos aux montagnes de la Brume. Il était seul, et il fallait qu’il le soit. Se reposer sur quelqu’un risquait de l’affaiblir lorsqu’il atteindrait enfin le mont Shayol Ghul. Pendant l’Ultime Bataille, il ne pourrait compter sur personne, à part lui-même.
Le devoir… Combien de montagnes un homme devait-il porter sur les épaules ?
Dans le manoir, ça sentait toujours la fumée. Timidement, mais avec une certaine insistance, le seigneur Tellaen s’était plaint de l’incendie jusqu’à ce que Rand lui accorde une compensation. Pourtant, la bulle maléfique n’avait aucun rapport avec lui. Vraiment ? Être un ta’veren impliquait un lot de conséquences étranges. Faire dire aux gens des choses qu’ils n’avaient pas l’intention de révéler, par exemple. Ou se gagner la loyauté de gens qui, au départ, ne savaient pas trop quelle position adopter.
Accessoirement, Rand était un piège à problèmes, bulles maléfiques comprises. Ça, il ne l’avait pas choisi, mais c’était bel et bien lui qui avait décidé de s’établir dans ce manoir.
Quoi qu’il en soit, Tellaen avait été défrayé. Une misère, comparée à ce que Rand dépensait pour l’entretien de ses armées. Et moins que ça encore, si on songeait aux fortunes consacrées à l’approvisionnement en nourriture de l’Arad Doman et d’autres pays en difficulté. À ce rythme, ses régents redoutaient qu’il vide les coffres en Illian, en Tear et au Cairhien. Rand ne leur avait pas dit qu’il s’en fichait…
Le monde, il le quitterait après l’Ultime Bataille.
Et c’est ça que tu veux laisser comme héritage ? demanda une petite voix.
Pas celle de Lews Therin, mais la sienne – celle de sa conscience, peut-être. Celle qui l’avait poussé à fonder des écoles au Cairhien et à Andor. Des instituts, plutôt…
Tu veux vivre après ta mort ? Abandonner ceux qui t’ont suivi aux ravages de la guerre, de la famine et du chaos ?
Rand secoua la tête. Il ne pouvait pas tout arranger. Parce qu’il n’était qu’un homme. Vouloir regarder au-delà de Tarmon Gai’don ? De la pure idiotie. Quand on en serait là, il ne pourrait plus rien pour personne. L’objectif, ce n’était pas l’avenir du monde, mais le mont Shayol Ghul.
Non, ça, c’est un objectif intermédiaire. Quel est le but ? Survivre ou creuser les fondations de la prospérité ? Veux-tu seulement reproduire les conditions menant à une nouvelle Dislocation ? Ou ouvrir la voie à un nouvel Âge des Légendes ?
Rand ne sut que répondre. Dans un coin de sa tête, Lews Therin marmonna des propos incohérents.
Épuisé, Rand s’engagea dans l’escalier qui menait à l’étage. Qu’avait dit le spectre fou ? Pour sceller la Brèche, il avait utilisé le saidin ? C’était sans doute parce qu’une majorité d’Aes Sedai s’étaient retournées contre lui, lui laissant seulement les Cent Compagnons. En d’autres termes, les Aes Sedai masculins les plus puissants du monde. Dans le lot, aucune femme. Les Aes Sedai féminins avaient jugé son plan trop risqué.
Si fou que ça paraisse, Rand aurait juré qu’il se souvenait de tout ça. Pas dans le détail, mais du désespoir et de la colère, puis de la décision fatidique. L’erreur avait-elle été de ne pas recourir à la moitié féminine du Pouvoir en même temps qu’à la masculine ? Le Ténébreux avait-il profité de cette faute pour contre-attaquer et souiller le saidin ? Au bout du compte, Lews Therin et les survivants des Cent Compagnons avaient perdu la raison.
Était-ce vraiment si simple ? Combien d’Aes Sedai faudrait-il à Rand ? Lui en faudrait-il seulement ? Beaucoup de Matriarches étaient capables de canaliser.