Mais ça ne pouvait pas être si simple…
Serpents et renards, un jeu adoré par les enfants… La seule façon de gagner, disait-on, c’était de violer les règles. Ce que prévoyait le plan de substitution de Rand. Pouvait-il faire fi des règles et tuer le Ténébreux ? S’agissait-il d’un projet que même le Dragon Réincarné n’osait pas envisager sérieusement ?
Après avoir traversé le couloir, dont le plancher disjoint craqua sous ses semelles, Rand entra dans sa chambre. Étendue sur le lit, le dos calé par des coussins, Min portait son pantalon vert brodé et une chemise de lin. Comme d’habitude, elle feuilletait un livre à la lueur d’une lampe.
Une servante plus toute jeune débarrassait les restes du dîner de la compagne de Rand.
Le jeune homme retira sa veste, soupira et fléchit plusieurs fois sa main intacte.
Alors qu’il s’asseyait au bord du lit, Min posa son ouvrage intitulé Une étude exhaustive des reliques antérieures à la Dislocation.
Min se redressa un peu et massa d’une main la nuque de son amant. Les assiettes se heurtant un peu trop fort, la servante s’inclina pour s’excuser. Puis elle les posa dans son panier de transport.
— Berger, tu en fais trop, comme toujours…
— Je n’ai pas le choix.
Min pinça cruellement la nuque de Rand, qui ne put s’empêcher de sursauter.
— C’est faux, berger ! Ne m’écoutes-tu donc jamais ? Si tu te vides de tes forces avant l’Ultime Bataille, à quoi ça servira ? Rand, voilà des mois que je ne t’ai plus entendu rire.
— Tu crois que l’époque est à la rigolade ? Tu voudrais que je me réjouisse alors que des enfants crèvent de faim et que des adultes s’entre-tuent ? Devrais-je m’esclaffer en apprenant que des Trollocs empruntent toujours les Chemins ? Ou être plié en deux d’hilarité parce que la majorité des Rejetés arpente encore ce monde, occupée à trouver la meilleure façon de me tuer ?
— Non, répondit Min, bien sûr que non. Mais ce qui se passe autour de nous ne doit pas nous détruire. Cadsuane dit que…
— Minute ! s’écria Rand.
Il se retourna pour faire face à Min, qui semblait indignée par son ton.
— Que vient faire Cadsuane là-dedans ?
— Rien…, grogna Min.
— Elle t’a dicté tes propos ! Cette femme se sert de toi pour m’atteindre.
— Ne sois pas idiot, Rand !
— Que t’a-t-elle dit sur moi ?
Min haussa les épaules.
— Elle s’inquiète de te voir si dur… Rand, que t’arrive-t-il ?
— Cadsuane essaie de me manipuler. Et pour ça, elle se sert de toi. Que lui as-tu dit ?
Min pinça de nouveau Rand – plus fort.
— Je n’aime pas ce ton, gros balourd ! Si j’ai bien compris, Cadsuane est ta conseillère. Pourquoi devrais-je faire attention à ce que je dis devant elle ?
La servante continuait à ranger la Lumière seule savait quoi. Pourquoi ne fichait-elle pas le camp ? Les conversations de ce genre, on ne les tenait pas devant des inconnus.
Min ne pouvait pas être de mèche avec Cadsuane, pas vrai ? Cette Aes Sedai, Rand s’en méfiait comme de la peste. Si elle influençait Min…
Rand eut envie de vomir. Maintenant, il soupçonnait Min ? Une femme qui s’était toujours montrée honnête avec lui et qui ne cherchait jamais à lui jouer des mauvais tours. S’il la perdait, que deviendrait-il ?
Que la Lumière me brûle ! Elle a raison. Je suis devenu trop dur. Comment finirai-je si je commence à douter des gens qui m’aiment ? Au fond, je ne vaux pas mieux que ce cinglé de Lews Therin.
— Min, dit Rand d’un ton presque doux, tu as sans doute raison. Il se peut que je sois allé trop loin.
Min faillit sourire, mais quelque chose l’en empêcha. Au contraire, elle se raidit, les yeux écarquillés.
Un objet froid se ferma autour du cou de Rand. Il porta sa main droite à sa gorge et se retourna. La servante s’était tenue dans son dos, mais sa silhouette fluctuait. Puis elle disparut, remplacée par une femme à la peau et aux yeux noirs.
Semirhage !
Rand palpa le collier glacé qui lui serrait le cou. Furieux, il tenta de tirer sa lame de son fourreau orné d’un dragon, mais il s’en découvrit incapable. Ses jambes semblant peser des tonnes, il agrippa le collier – ses doigts pouvaient encore bouger –, mais il ne localisa pas le fermoir.
Alors, la terreur le submergea. Pourtant, il chercha le regard de la Rejetée et vit qu’elle souriait.
— Voilà un moment que j’attends de te mettre autour du cou un Cercle de Domination, Lews Therin. C’est étrange, la manière dont arrivent les choses, et…
Un éclair zébra l’air. Au dernier moment, Semirhage parvint à dévier le couteau lancé par Min. Avec un tissage d’Air, supposa Rand, puisqu’il ne distinguait pas les flux de saidar.
La lame était passée plus que près, laissant une plaie sur la joue de Semirhage avant d’aller se ficher dans la porte.
— Gardes ! s’écria Min. Promises, aux armes ! Le Car’a’carn est en danger.
Semirhage agita une main, réduisant Min au silence.
Rand tenta en vain de se connecter à la Source. Quelque chose l’en empêchait.
Un bâillon d’Air sur la bouche, Min fut poussée en arrière par un autre flux et bascula du lit. Rand tenta de lui porter secours, mais ses jambes refusèrent de lui obéir.
À cet instant, la porte de la chambre s’ouvrit pour laisser passer une autre femme. Avant de la refermer, Elza jeta un coup d’œil dans le couloir.
Rand eut une soudaine bouffée d’espoir, mais ça ne dura pas, car Elza rejoignit Semirhage et s’empara du second bracelet relié à l’a’dam qui le paralysait.
Elza regarda le jeune homme, ses yeux rougis hagards comme si elle venait de recevoir un coup sur la tête. Cependant, quand Rand fut contraint de s’agenouiller, elle sourit aux anges.
— Te voilà enfin au bout de ton destin, Rand al’Thor. Tu verras le Ténébreux en face, et il te détruira.
Elza était une sœur noire ! La maudite garce ! Alors qu’elle s’unissait au saidar, Rand sentit sa peau picoter. Chacune portant un bracelet, les deux femmes le défiaient, et Semirhage semblait insolemment confiante.
Rand se tourna vers la Rejetée. Pas question qu’il se laisse piéger ainsi.
Semirhage toucha la plaie, sur sa joue, puis lâcha un ricanement.
Comment s’était-elle libérée ? Et où avait-elle eu ce collier ? Rand l’avait confié à Cadsuane, pour qu’elle veille dessus. Elle avait juré que l’artefact serait en sécurité.
— Aucun secours ne viendra, dit Semirhage, presque distraitement. (Elle leva une main, exhibant le bracelet.) J’ai tissé un dôme de silence autour de la pièce. Comme tu peux déjà le constater, pour toi, il est impossible de bouger sans mon consentement. Tu as déjà essayé, et tu sais que c’est sans espoir.
Rageur, Rand tenta de nouveau de se connecter au saidin, mais il ne le trouva pas. Dans sa tête, Lews Therin pleurnichait. Pour un peu, Rand l’aurait imité.
Min ! Il devait aller voir comment elle allait. Pour elle, il devait se montrer fort.
Il voulut fondre sur Semirhage et Elza, mais il aurait tout aussi bien pu tenter de contrôler les jambes de quelqu’un d’autre. Comme Lews Therin, il était prisonnier, mais dans sa propre tête. Ouvrant la bouche pour beugler de rage, il parvint à émettre un couinement pathétique.
— Sans ma permission, tu ne peux pas parler non plus. Et si j’étais toi, je n’essaierais plus de me connecter au saidin. Tu risquerais de trouver l’expérience… déplaisante. Quand j’étudiais le Cercle de Domination, j’ai jugé cet outil plus utile et élégant que tous ces maudits a’dam des Seanchaniens. Cet artefact concède un peu de liberté à sa proie, en s’appuyant sur la nausée pour la limiter. Le Cercle de Domination est beaucoup plus exigeant. Tu agiras selon ma volonté. Mais vois plutôt !