J’entrerai dans la tour, et je la sauverai. Après, je lui mettrai un peu de plomb dans la cervelle, et je la conduirai très loin de toutes les Aes Sedai. Avec un peu de chance, je pourrai aussi remettre de l’ordre dans l’esprit de Bryne. Après, nous irons tous à Andor, pour aider Elayne.
Oubliant sa fatigue, Gawyn avança avec une détermination nouvelle. Pour atteindre le poste de commandement, il devrait traverser le camp des civils, en réalité bien plus nombreux que les militaires.
Des cuisiniers, des servantes, des lavandières, des conducteurs de chariot, des types pour réparer les roues et les axes, des maréchaux-ferrants pour les chevaux – entre autres ceux qui tiraient les chariots confiés aux conducteurs…
Des marchands pour acheter les vivres et des intendants pour organiser la distribution. Des colporteurs avides de dépouiller les hommes de leur solde et des femmes qui nourrissaient exactement les mêmes intentions. Des gamins pour porter les messages, avec au cœur l’espoir de ceindre un jour une épée…
Une extraordinaire pagaille ! Un fouillis de tentes et de cabanes, toutes de couleurs et de conceptions différentes. Mais avec un point commun : un état de délabrement plus ou moins avancé. Même un général compétent tel que Bryne ne pouvait pas imposer un semblant d’ordre dans le camp des civils. Ses soldats assuraient la paix – en gros – mais ils ne parvenaient pas à faire entrer la notion de discipline dans le crâne des civils.
Gawyn passa au milieu de cette foule en ignorant les gens qui proposaient de faire briller sa lame ou de lui vendre des petits pains au lait. Les prix seraient intéressants – ici, on vivait sur le dos de pauvres soldats –, mais son destrier et ses vêtements l’identifiaient comme un officier. S’il achetait quelque chose, tout le monde lui tomberait sur le dos histoire de lui subtiliser son argent.
Ignorant les appels, il continua son chemin, le regard rivé devant lui.
Dans le camp purement militaire, les tentes étaient bien alignées et regroupées par unités qu’un étendard identifiait. Cela dit, Gawyn remarqua de plus petits regroupements, ce qui ne l’étonna pas le moins du monde. En fait, il aurait pu deviner qu’il en serait ainsi. S’il chérissait l’organisation, Bryne croyait aussi avec ferveur à la notion de « délégation ». Du coup, il permettait aux officiers de configurer leur camp comme ils l’entendaient. L’uniformité en souffrait, mais la souplesse et la réactivité y gagnaient.
Gawyn avança tout droit vers la palissade. Pour autant, ignorer les civils qui grouillaient autour de lui ne fut pas un jeu d’enfant. Alors que les beuglements qui l’interpellaient flottaient dans l’air, il se révélait difficile d’ignorer les odeurs de cuisson, de feuillées, d’équidés et de parfums à trois sous. Certes moins peuplé qu’une ville, un camp était aussi beaucoup plus mal entretenu. Les relents de sueur, d’huile rance, d’eau croupie et de corps négligés avaient de quoi retourner l’estomac. Gawyn aurait volontiers plaqué un mouchoir sur son nez et sa bouche, mais il s’en abstint. Un tel geste l’aurait fait passer pour un noble qui tournait le dos aux gens du commun – et en détournait le nez.
La pagaille, la puanteur et les beuglements ne firent rien pour améliorer son humeur. Afin de ne pas insulter chaque marchand ambulant, il dut se résigner à serrer les dents. Quand une silhouette titubante se dressa soudain devant lui, il tira sur ses rênes, évitant un accident. En chemisier blanc et jupe marron, une femme aux mains crasseuses leva les yeux sur lui.
— Du vent, espèce de harpie !
Morgase aurait été indignée de l’entendre parler ainsi. Mais elle n’était plus de ce monde, assassinée par Rand al’Thor.
La femme soutint un moment son regard, puis elle s’écarta. Ses cheveux clairs presque cachés sous un foulard jaune, elle semblait quelque peu enveloppée. Alors qu’elle s’éloignait, Gawyn aperçut brièvement ses traits.
Il n’en crut pas ses yeux. Un visage d’Aes Sedai. Impossible de se tromper. Alors que l’inconnue tirait sur son foulard et pressait le pas, il en resta bouche bée.
— Un instant ! cria-t-il en faisant tourner Défi à droite.
L’inconnue ne s’arrêta pas. Hésitant, Gawyn renonça quand il la vit rejoindre une rangée de lavandières occupées à frotter du linge devant un grand lavoir.
Si cette femme faisait semblant d’être une domestique ordinaire, elle devait avoir une longue liste de raisons estampillées « Aes Sedai », et elle n’apprécierait pas qu’il révèle son petit jeu.
Qu’il en soit ainsi… Oubliant son agacement, Gawyn se souvint qu’il devait se concentrer sur Egwene. Elle seule comptait.
Devant la palissade, l’air devint nettement moins puant. À l’entrée, trois gardes armés de hallebardes arboraient sur leur plastron les célèbres trois étoiles de Bryne. Un étendard portant la Flamme de Tar Valon battait mollement au vent.
— Nouvelle recrue ? demanda un quatrième homme lorsque Gawyn fut à quelques pas du portail.
Bâti en force, le type avait une bande rouge sur l’épaule droite – le signe distinctif d’un sergent de garde. Dépourvu de hallebarde, il portait une épée. La barbe et les cheveux roux, il devait se sentir un peu à l’étroit dans son plastron trop petit d’une taille.
— Tu dois voir le capitaine Aldan, mon gars. La grande tente bleue, en longeant le camp en direction de la droite. Ce n’est pas loin du tout. Tu as déjà un cheval et une lame, du coup, ta solde sera coquette.
L’étendard de Bryne flottant à l’intérieur de la palissade, Gawyn détrompa le sergent.
— Je ne viens pas m’enrôler, dit-il en orientant Défi afin de garder un œil sur tous les types. Mon nom est Gawyn Trakand. Il faut que je parle à Gareth Bryne. C’est très urgent.
Le sergent fronça les sourcils, puis il ricana.
— Tu ne me crois pas, constata Gawyn, très sec.
— File voir le capitaine Aldan, grogna le sergent. C’est par là.
Inspirant à fond, Gawyn parvint à contenir son agacement.
— Si tu fais prévenir Bryne, tu verras que…
— Tu cherches des problèmes, mon gars ?
Les autres gardes levèrent leur hallebarde.
— Pas du tout. Il faut seulement que…
— Si tu veux rester dans notre camp, coupa le sergent, tu dois apprendre à faire ce qu’on te dit.
Gawyn chercha le regard du crétin.
— Très bien… On peut aussi procéder comme ça. Histoire d’éviter de perdre du temps.
Le sergent porta la main droite à son épée.
Gawyn se dégagea des étriers et sauta de selle. En y restant, il aurait eu beaucoup plus de mal à ne pas tuer son adversaire.
Avant même d’avoir touché le sol, il dégaina son épée, qui jaillit du fourreau en sifflant comme un serpent.
Il commença par le Chêne qui Secoue ses Branches, une figure sans coups mortels que les maîtres d’armes utilisaient souvent avec les débutants. Accessoirement, c’était une façon de faire très efficace contre plusieurs hommes qui brandissaient des armes différentes.
Avant que le sergent ait dégainé sa lame, Gawyn le percuta et lui flanqua un coup de coude dans le ventre, juste au-dessous de son plastron trop court. Quand le balourd se fut obligeamment plié en deux, il le frappa à la tempe avec le pommeau de son épée. Avec un peu de chance, ça lui apprendrait à ne plus porter son casque de travers.
Pour se débarrasser du premier hallebardier, Gawyn recourut à Entailler la Soie. Alors qu’un des autres gardes appelait à l’aide, le fils de Morgase força son adversaire à reculer en abattant sa lame sur son plastron. D’un croc-en-jambe, il fit ensuite basculer le type dans la poussière.