Bryne ne répondit pas tout de suite.
— Très bien, dit-il enfin. Mais ça fait de toi un chef ennemi.
— Plus maintenant. J’ai abandonné mon commandement.
— Mais…
— J’ai aidé vos ennemies, coupa Gawyn. Aujourd’hui, c’est terminé. Rien de ce que j’ai vu ne leur sera rapporté. Je le jure sur la Lumière !
Pour répondre, Bryne attendit qu’ils aient presque atteint la palissade.
— D’accord, dit-il. Je veux bien croire que tu n’as pas changé au point de renier ta parole.
— C’est un engagement sacré, marmonna Gawyn. Comment peux-tu me soupçonner de vouloir le violer ?
— Ces derniers temps, j’ai été témoin de reniements qui te laisseraient sans voix. Mais je viens de dire que je te crois, petit. Et c’est vrai. Cela posé, je ne sais toujours pas pourquoi tu n’es pas retourné à Caemlyn.
— Egwene était avec les Aes Sedai… Elayne aussi, pour ce que j’en savais. Tar Valon semblait être le bon endroit où se trouver, même si je n’étais pas sûr d’apprécier la domination d’Elaida.
— Et que représente Egwene pour toi ?
— Je n’en sais rien… Et j’aimerais le découvrir.
Bizarrement, Bryne eut un petit rire.
— Je vois… Et je comprends. Bien, allons voir cette Aes Sedai que tu crois avoir repérée.
— Je l’ai repérée, affirma Gawyn en saluant les nouveaux gardes affectés à la porte.
Ces types aussi saluèrent leur général et regardèrent le prince comme s’il était un serpent venimeux. Une saine réaction, au fond.
— Concernant la sœur, nous serons fixés bientôt, dit Bryne. Pour le reste, quand je t’aurai obtenu une audience avec les dirigeantes des sœurs, je veux ta parole que tu partiras pour Caemlyn. Egwene, nous nous en chargerons. Tu dois aider Elayne. Ta place est à Andor.
— Je pourrais dire la même chose de toi…
Gawyn balaya du regard le camp des civils. Où était donc cette femme ?
— Tu pourrais le dire, mais ce serait faux. Ta mère a tout fait pour qu’il en soit ainsi.
Gawyn regarda le général.
— Que me racontes-tu là ?
— Elle m’a mis au rebut, Gawyn. Exilé et menacé de mort si je me remontrais.
— C’est impossible !
— J’ai eu la même réaction. Mais c’était vrai, hélas. Ce qu’elle m’a dit… C’était blessant, petit. Très blessant, même.
Bryne n’en révéla pas plus, mais venant de lui ça valait bien des longs discours. Depuis qu’il le connaissait, Gawyn ne l’avait jamais entendu se plaindre de son statut ou de ses ordres. Avec Morgase, il avait été loyal – en faisant montre de la solidité dont tout dirigeant rêvait. En ce monde, il n’existait pas d’homme plus fidèle ni moins enclin à s’apitoyer sur lui-même.
— Ça devait faire partie d’un plan… Tu connais ma mère. Si elle t’a blessé, ce n’était pas sans raison.
Bryne secoua la tête.
— La seule raison, c’était son amour idiot pour ce bellâtre de Gaebril. Sa passion a failli provoquer la chute du royaume.
— Elle n’aurait jamais fait ça ! Gareth, tu es bien placé pour le savoir.
— Je l’étais, oui… Pourtant, c’est comme je te dis.
— Elle avait une autre motivation, insista Gawyn.
De nouveau, la colère bouillonnait en lui. Autour des deux hommes, des marchands ambulants les regardaient, mais conservaient leurs boniments pour eux. Sans doute parce qu’ils ne savaient pas comment aborder Bryne.
— Hélas, nous ne le saurons jamais, puisqu’elle est morte. Que cet al’Thor de malheur soit maudit ! Vivement le jour où je l’embrocherai !
Bryne chercha le regard de Gawyn.
— Petit, al’Thor a sauvé Andor. Autant qu’un homme puisse sauver quelque chose, du moins…
— Comment oses-tu dire ça ? Parler ainsi de ce monstre qui a tué ma mère !
— Je ne suis pas sûr d’adhérer à cette théorie, avoua en Bryne en se massant le menton. Mais si j’y adhère, fiston, alors, il a rendu service au royaume. Tu n’imagines pas comment c’était, vers la fin.
— Je n’en crois pas mes oreilles, souffla Gawyn, la main volant vers son épée. Bryne, je refuse de t’entendre salir ainsi ma mère. Et ce ne sont pas des paroles en l’air.
Bryne sonda le regard du prince.
Des yeux solides, comme s’ils étaient en granit.
— Je dis toujours la vérité, Gawyn. Peu importe qui prétend le contraire. Mon histoire est dure à entendre ? Eh bien, elle était encore plus dure à vivre. Se plaindre ne sert à rien, c’est vrai. Mais le fils de Morgase doit savoir. À la fin, elle s’est retournée contre Andor pour mieux se tenir aux côtés de Gaebril. Il fallait qu’elle soit renversée. Si al’Thor s’en est chargé à notre place, il faut l’en remercier.
Gawyn secoua la tête, enragé et perplexe. C’était bien Gareth Bryne qui parlait ?
— Ce ne sont pas les propos d’un amoureux éconduit, petit.
Le visage de marbre, Bryne parlait à voix basse tandis que les civils s’écartaient sur leur chemin.
— Je peux accepter qu’une femme cesse d’aimer un homme et s’entiche d’un autre. La femme Morgase, je lui pardonne. La reine, en revanche… Elle a offert le royaume à ce serpent. Ses alliés, elle les a fait rouer de coups et jeter en prison. Dans sa tête, quelque chose n’allait plus. Parfois, quand un bras s’infecte, il faut le couper pour sauver la vie de son propriétaire. Je suis ravi qu’Elayne ait réussi, et te dire tout ça m’a arraché le cœur. Petit, tu dois oublier ta haine pour al’Thor. Le problème, ce n’était pas lui, mais ta mère.
Gawyn ne desserra pas les dents.
Jamais, pensa-t-il. Je ne pardonnerai jamais à al’Thor ! Pas ce crime-là.
— Je sais ce que veut dire ce regard, fit Bryne. Une raison de plus pour te renvoyer à Andor. Là, tu verras… Si tu ne me crois pas, demande à ta sœur. Écoute ce qu’elle en dit.
Gawyn hocha sèchement la tête. Assez de ce sujet ! Devant lui, il reconnut l’endroit où il avait vu la femme. Observant la rangée de lavandières, il se faufila entre deux marchands qui vendaient des œufs devant des enclos débordant de poules.
— Par là, dit-il d’un ton peut-être un peu rude.
Il ne se retourna pas pour voir si Bryne le suivait.
Le général le rattrapa, l’air mécontent, mais il ne fit aucune remarque. Ensemble, les deux hommes se frayèrent un chemin dans une foule en vêtements marron ou gris, puis atteignirent la rangée de femmes agenouillées devant deux grandes cuves pleines d’eau savonneuse.
Tout au bout, des hommes assuraient l’alimentation en eau tandis que les lavandières décrassaient le linge dans une cuve et le rinçaient dans une autre. Pas étonnant qu’il y ait un petit lac sur le sol. Au moins, ici, ça sentait bon le savon et la propreté.
Les manches de leur robe remontées jusqu’au coude, les lavandières bavardaient gaiement en travaillant. Toutes portaient la jupe grise que Gawyn avait vue sur l’Aes Sedai. Une main sur le pommeau de son arme, il étudia les femmes – leur dos, en fait.
— Laquelle ? demanda Bryne.
— Un moment…, répondit Gawyn.
Il y avait des dizaines de femmes. Avait-il vraiment vu ce qu’il pensait ? Qu’aurait fait une Aes Sedai dans ce camp, pour commencer ? Une espionne ? Elaida n’aurait pas été assez stupide pour en envoyer une. Avec leur visage spécial, ces femmes se remarquaient tout de suite.
Si elles étaient si faciles à reconnaître, pourquoi avait-il tant de mal ?
Soudain, il la vit. La seule qui ne caquetait pas avec ses compagnes. Agenouillée, la tête baissée, son foulard jaune sur la tête, elle semblait si dévouée à son ouvrage qu’il avait failli ne pas la repérer. Mais ses formes rondelettes la trahissaient. Et il n’y avait pas d’autres foulards jaunes en vue.