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Gawyn descendit la rangée de lavandières, certaines se relevant, les poings plaqués sur les hanches, pour déclarer sans fioritures que « les soldats, avec leurs grands pieds et leurs coudes pointus », devraient rester le plus loin possible d’honnêtes femmes en train de travailler.

Ignorant ces remarques acerbes, Gawyn s’arrêta derrière l’inconnue au foulard jaune.

C’est de la folie, pensa-t-il. Dans l’histoire, on n’a jamais entendu parler d’une Aes Sedai prête à se mettre dans une posture pareille.

Bryne vint se camper à côté de Gawyn, qui se pencha pour essayer de voir le visage de la femme. Celle-ci s’inclina davantage vers l’avant, frottant de plus en plus frénétiquement la chemise dont elle s’occupait.

— Femme, dit Gawyn, puis-je connaître ton visage ?

L’inconnue ne répondit pas. Gawyn regarda Bryne, qui hésita puis tendit une main et écarta le foulard jaune de la lavandière replète.

Des traits d’Aes Sedai, indubitablement.

Sans lever les yeux, la femme continua à travailler.

— J’avais prévu que ça ne fonctionnerait pas, dit une solide matrone en robe vert et marron, pas très loin de là.

Elle avança en se dandinant le long de la rangée de lavandières.

— « Ma dame, que je lui ai dit, fais comme tu voudras, je ne suis pas du genre à refuser quelqu’un comme toi. Mais un petit malin finira par te remarquer. »

— Tu diriges ces lavandières ? demanda Bryne.

L’imposante bonne femme hocha la tête, faisant onduler ses boucles rousses.

— C’est ça, général. (Elle se tourna vers l’Aes Sedai et se fendit d’une ombre de révérence.) Dame Tagren, je vous ai prévenue. Que la Lumière me brûle, c’est la stricte vérité ! Et je suis désolée…

Dame Tagren inclina la tête. Y avait-il vraiment des larmes sur ses joues ? Était-ce seulement possible ? Mais que se passait-il donc ici ?

— Ma dame, fit Bryne en s’agenouillant à côté de la sœur, es-tu une Aes Sedai ? Si la réponse est positive, ordonne-moi de partir et je le ferai sans hésiter.

Une bonne façon d’aborder le problème. Si elle était une sœur, la femme ne pourrait pas mentir.

— Je ne suis pas une Aes Sedai, répondit dame Tagren.

Le front plissé, Bryne consulta Gawyn du regard. Quelle conclusion tirer de cette réponse ? Une Aes Sedai étant interdite de mensonge, la réponse semblait évidente, mais ce visage…

— Je me nomme Shemerin, souffla la femme. J’étais une Aes Sedai, mais c’est terminé… (Elle baissa de nouveau la tête.) Par pitié, laissez-moi travailler dans la honte !

— Je le ferai, promit Bryne. (Il hésita un peu.) D’abord, tu devras parler aux sœurs de ce camp. Si je ne te conduis pas devant elles, ces femmes m’arracheront les oreilles.

Shemerin se releva en soupirant.

— Viens avec nous, dit Bryne à Gareth. Les sœurs voudront aussi te parler, j’en suis sûr. Autant régler tout ça très vite.

25

Dans les ténèbres

Prudente, Sheriam jeta un coup d’œil sous sa tente obscure. Ne voyant rien d’inquiétant, elle s’autorisa un petit sourire et entra. Puis elle tira le rabat derrière elle. Pour une fois, tout se passait très bien.

Oui, elle en était encore à inspecter sa tente en quête de l’être qui s’y tapissait parfois. Celui qu’elle n’avait jamais été capable de repérer, mais qu’elle sentait quand même. Elle vérifiait toujours, et ça durerait probablement encore des mois. Pourtant, ce n’était plus utile, désormais. Aucun fantôme ne l’attendrait pour la punir.

La petite tente carrée était assez haute pour qu’on y tienne debout. Un coffre d’un côté, une couche de l’autre… Il restait de la place pour un bureau, à condition d’accepter de ne pas pouvoir bouger. Mais pourquoi s’embêter ? Sous la tente déserte d’Egwene, le bureau était libre…

On avait envisagé d’attribuer le fief de la Chaire d’Amyrlin à quelqu’un d’autre. Même si de nouvelles tentes arrivaient chaque semaine, la plupart des sœurs devaient encore en partager une. Oui, mais la « demeure » de la dirigeante suprême était un symbole. Tant que le retour d’Egwene était possible, sa tente devait l’attendre.

Les lieux étaient entretenus par l’inconsolable Chesa, que Sheriam continuait à surprendre en train de pleurer à cause du sort funeste de sa maîtresse.

Depuis qu’Egwene était absente, la tente appartenait en fait à Sheriam, sauf à l’heure du coucher. Cela dit, il semblait normal que la Gardienne d’une Chaire d’Amyrlin s’occupe de gérer le courant et… le moins courant.

En s’asseyant sur sa couche, Sheriam sourit de nouveau. Jusqu’à très récemment, sa vie avait été un cycle perpétuel de douleur et de frustration. À présent, c’était fini. Grâce en soit rendue à Romanda. Quoi que Sheriam pensât par ailleurs de cette intrigante, Romanda avait chassé Halima du camp – et avec elle, la punition de la Gardienne.

La souffrance reviendrait. Les châtiments et la douleur étaient toujours associés au genre de services qu’elle rendait. Mais elle avait appris à profiter des accalmies et à s’en réjouir.

Parfois, elle regrettait d’avoir ouvert la bouche et posé des questions. Mais le vin était tiré, et il fallait le boire. Comme promis, son allégeance lui avait valu un pouvoir considérable. Mais personne ne l’avait prévenue, au sujet de la douleur. Plus souvent qu’à son tour, elle se fustigeait de ne pas avoir opté pour l’Ajah Marron, histoire de se cacher dans une bibliothèque et de ne voir personne. Mais à présent, elle était là, et elle y resterait. Se demander ce qui serait arrivé si elle avait fait un autre choix ne rimait à rien.

Avec un soupir, elle retira sa robe puis se mit en chemise de nuit. Les bougies et l’huile étant rationnées, elle se changea dans le noir. Alors que les coffres des rebelles se vidaient à vue d’œil, ses réserves, elle devait les garder pour un meilleur usage.

Elle se coucha et tira la couverture sur elle. À propos de ses actes, elle n’était pas naïve au point de se sentir coupable. Toutes les sœurs, à la Tour Blanche, essayaient d’aller de l’avant. La vie était ainsi, tout simplement. Pas une seule Aes Sedai n’aurait hésité à poignarder ses collègues dans le dos pour obtenir des avantages. Les amies de Sheriam étaient juste bien mieux rompues à ce jeu.

Mais pourquoi la fin des temps arrivait-elle maintenant ? Dans son groupe, certaines parlaient de « la gloire et l’honneur » de vivre cette époque, mais elle n’était pas d’accord. Elle s’était engagée pour s’élever dans la hiérarchie de la tour et être en mesure de punir les femmes qui l’avaient méprisée. Participer à un règlement de comptes final avec le Dragon Réincarné ne l’avait jamais intéressée, et elle désirait encore moins avoir quoi que ce soit de commun avec les Élus.

Mais qu’y faire, maintenant ? Mieux valait se réjouir d’être à l’abri des passages à tabac d’Halima et des sermons moralisateurs d’Egwene. Oui, vraiment…

Minute ! Une femme très puissante dans le Pouvoir se tenait devant l’entrée de sa tente.

Sheriam ouvrit les yeux. Comme toutes les autres sœurs, elle sentait la présence d’une femme capable de canaliser.

Par les maudites cendres !

Elle referma les yeux, les plissant pour ne plus rien voir.

Pas encore !

Entendant le bruit du rabat, la Gardienne rouvrit les yeux.

Une silhouette d’un noir d’ébène se campait au pied de sa couche. Les rares rayons de lune qui sourdaient du rabat suffisaient à peine à en délimiter les contours. Vêtue de ténèbres, une traîne d’obscurité dans le dos, l’intruse avait un trou noir en guise de visage.

Sheriam se leva et tenta de se prosterner au pied de la cloison de toile, mais il n’y avait pas tout à fait assez de place. Elle se recroquevilla sur elle-même, anticipant la douleur.