— Oui, répondit Seaine. Et c’est même de pire en pire. Des serviteurs meurent. La nourriture se gâte. Des secteurs entiers de la tour se reconfigurent au hasard. La seconde cuisine s’est retrouvée au sixième niveau, la nuit dernière. Du coup, une partie du quartier de l’Ajah Jaune est désormais au sous-sol. Un peu comme ce qui est arrivé à l’Ajah Marron, il y a quelques jours. Et ce problème n’est toujours pas résolu.
Egwene acquiesça. Avec ces changements, les quelques novices dont les cellules n’avaient pas bougé se retrouvaient cantonnées aux vingt et unième et vingt-deuxième niveaux, là où se trouvait naguère le quartier de l’Ajah Marron.
À contrecœur, toutes les sœurs marron migraient vers le bas. Une nouveauté qui deviendrait permanente ? Jusque-là, les sœurs avaient toujours vécu au cœur de la tour, et les novices et les Acceptées dans les niveaux inférieurs.
— Tu dois parler de ces phénomènes, Seaine. Rappelle aux sœurs que le Ténébreux est de nouveau en mouvement, et que l’Ultime Bataille approche. Insiste pour qu’elles travaillent ensemble, pas les unes contre les autres.
Derrière Seaine, une des sœurs rouges se pencha vers la bougie qui brûlait sur la table. Le temps alloué aux visites était écoulé. Bientôt, Egwene serait de nouveau enfermée.
L’odeur de la paille humide, dans son dos, vint lui agacer les narines.
— Tu dois t’acharner, Seaine, souffla Egwene. (Elle se leva, parce que les sœurs rouges approchaient.) Dis aux autres de ne pas baisser les bras non plus.
— J’essaierai, murmura Seaine.
Se levant, elle regarda les sœurs rouges emporter le tabouret d’Egwene, puis lui faire signe de reculer dans sa prison au plafond trop bas pour qu’elle se tienne debout.
Sans enthousiasme, la jeune femme obéit et baissa la tête.
— L’Ultime Bataille approche, Seaine. Ne l’oublie pas.
Le temps de voir la sœur blanche acquiescer, Egwene se retrouva dans le noir, porte close. Une aveugle, au sens propre comme au figuré. Que se passerait-il lors du procès ? Même si Elaida était punie, quel serait le sort de sa rivale ?
Elaida essaierait de la faire exécuter, c’était couru. Et elle aurait de sérieux motifs, puisque l’accusée – selon les critères de la tour – avait usurpé l’identité de la Chaire d’Amyrlin.
Je dois rester solide, se dit Egwene dans son placard obscur. C’est moi qui ai mis ce chaudron sur le feu, et maintenant, je dois cuire dedans, si ça peut protéger la tour.
Ses ennemies pariaient qu’elle continuerait à résister. Et elle n’allait sûrement pas les décevoir.
26
Une brèche dans la Pierre
Aviendha observait le grand terrain, devant le manoir, où une multitude de gens se préparaient au départ. Pour des habitants des terres mouillées, les hommes et les femmes de Bashere étaient très disciplinés. Avec une grande rigueur, ils démontaient leurs tentes et préparaient ce qu’ils comptaient emporter. Cela dit, comparés aux Aiels, les autres gens des terres mouillées – ceux qui n’étaient pas de vrais soldats – se révélaient d’une lamentable nullité.
Les femmes allaient et venaient en gesticulant – comme si elles étaient sûres de laisser derrière elles une tâche inachevée ou des objets non emballés. Les estafettes couraient avec les enfants, histoire de sembler occupées et de ne rien avoir à faire.
Quant aux tentes et à l’équipement des civils, on les pliait et les rassemblait avec une lenteur d’escargot. Pour transporter tout ça, il faudrait une kyrielle de chevaux, de chariots et de conducteurs.
Aviendha secoua la tête. Les Aiels, eux, trimballaient exclusivement ce qu’ils pouvaient porter. Dans leurs troupes en campagne, on ne trouvait que des guerriers et des Matriarches. Et quand on avait besoin d’une intendance, tous les ouvriers et les artisans étaient formés à se préparer au départ en un clin d’œil. Comme souvent, c’était une affaire d’honneur. Chaque personne, dans un clan ou une tribu, devait être capable de se gérer seule, sans ralentir les autres.
Aviendha s’en retourna à son ouvrage. Un jour comme celui-là, les seules personnes vraiment sans honneur étaient celles qui ne travaillaient pas.
Plongeant un index dans un seau plein d’eau, Aviendha l’en retira, le plaça au-dessus d’un deuxième seau, et attendit qu’une goutte – une seule, c’était capital – soit tombée dedans. Puis elle recommença l’opération.
Un type de punition qu’un habitant des terres mouillées aurait jugé grotesque. Estimant que c’était un travail facile, il se serait adossé à la façade du manoir, histoire de se fatiguer le moins possible. Vider un seau et remplir l’autre de cette manière lui aurait paru être une corvée bien douce. Voire une sinécure…
C’était à cause de la paresse naturelle de ces gens. Plutôt que de porter des pierres, ils auraient opté pour remplir un seau au goutte-à-goutte. Mais charrier des pierres, ça impliquait de produire un effort, une très bonne chose pour le corps et l’esprit. Transférer de l’eau, ça n’avait pas de sens. L’inutilité incarnée. En travaillant, Aviendha n’avait aucune raison de tendre une jambe ou de faire bouger un muscle. Et elle s’adonnait à ce jeu stupide pendant que tous les autres démontaient le camp. Un point qui rendait la punition dix fois plus humiliante. Pour chaque minute où elle n’aidait pas, son toh augmentait, et elle ne pouvait rien y faire.
Des gouttes, des gouttes et encore des gouttes…
Bien entendu, ce calvaire l’enrageait. Ensuite, elle avait honte de sa réaction. En n’importe quelles circonstances, il ne fallait pas se laisser dominer par ses émotions. La clé, dans son cas, c’était de rester patiente et de comprendre pourquoi on la punissait.
Mais aborder la question lui donnait envie de hurler. Combien de fois devrait-elle arriver aux mêmes conclusions ? Peut-être était-elle trop bête pour comprendre. Dans ce cas, elle ne méritait pas de devenir une Matriarche.
Elle replongea le doigt dans l’eau et transféra une nouvelle goutte. De plus en plus, elle détestait l’influence que ces punitions avaient sur elle. Enfin, elle était une guerrière, même si elle n’avait plus brandi une lance depuis longtemps. Les brimades ne lui faisaient pas plus peur que la douleur. Mais au fil des jours, elle commençait à redouter de se décourager au point de devenir aussi inutile que quelqu’un qui passait son temps à regarder le sable.
Devenir une Matriarche, c’était tout le sens de sa vie. Une découverte étonnante, parce qu’elle n’aurait jamais cru désirer quelque chose plus passionnément qu’à l’époque où elle rêvait de recevoir les lances d’une Promise.
Ces derniers mois, tandis qu’elle étudiait sous la coupe des Matriarches – son respect pour elles grandissant –, elle avait fini par se considérer comme leur égale. Une bergère qui aidait d’autres bergères à guider les Aiels durant une période mortellement dangereuse.
L’Ultime Bataille serait une épreuve comme aucun Aiel n’en avait jamais connu. Pendant qu’Amys et les autres œuvraient inlassablement pour le bien de leurs compatriotes, leur récente recrue, les fesses dans la poussière, faisait l’andouille avec des seaux d’eau.
— Tu vas bien ? demanda une voix.
Alarmée, Aviendha voulut saisir son couteau à la vitesse de l’éclair. Du coup, elle faillit renverser ses seaux.
À l’ombre du manoir, une femme aux cheveux noirs très courts la regardait. Les bras croisés, Min Farshaw arborait une veste couleur cobalt richement brodée. Autour du cou, elle portait un foulard.
Aviendha lâcha son couteau. Les gens des terres mouillées pouvaient approcher d’elle sans qu’elle les entende ? C’était nouveau, ça, et pas brillant du tout.
— Je vais bien, répondit-elle en s’efforçant de ne pas rougir.