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Contournant le chariot, elle s’avisa qu’elle fonçait droit sur… Rand al’Thor en personne. Plus grand qu’eux d’une bonne tête, il s’entretenait avec trois intendants de Davram Bashere. L’un d’eux, doté d’une longue moustache noire, désigna l’endroit où étaient attachés les chevaux et dit quelques mots.

Dès qu’il l’aperçut, Rand al’Thor fit signe à Aviendha de le rejoindre, mais elle obliqua vers le camp des Aiels, lui tournant le dos.

Les dents serrées, elle tenta en vain de se calmer. N’avait-elle pas le droit de s’énerver, surtout quand c’était contre elle-même ? Le monde approchait de sa fin, et elle passait son temps à écoper de punitions.

Devant elle, près d’un petit tas de tentes aielles pliées, Aviendha remarqua un trio de Matriarches. Amys, Bair et Melaine contemplaient pensivement le ballot équipé d’un harnais pour qu’on puisse le porter sur le dos.

Aviendha aurait dû retourner à ses seaux et se remettre à l’ouvrage. Mais elle n’en fit rien. Comme un enfant qui attaque un chat sauvage avec un bâton, elle rejoignit les Matriarches en quelques enjambées furibardes.

— Aviendha ? s’étonna Bair, tu en as terminé pour aujourd’hui ?

— Non, pas du tout, dit la jeune Aielle.

Elle se campa devant les trois femmes, les poings plaqués sur les hanches. Le vent entrouvrait son chemisier, mais elle ne s’en soucia pas. Si frénétiques qu’ils soient, les guerriers et les hommes de Bashere se tenaient le plus loin possible du petit groupe.

— Alors que fiches-tu ici ? demanda Bair.

— Tu n’apprends pas assez vite, fit Amys en secouant sa tête blanche.

— Pas assez vite ? s’insurgea Aviendha. Tout ce que vous vouliez m’enseigner, je l’ai assimilé très rapidement. J’ai appris par cœur vos leçons, répété tous les gestes, accompli toutes les missions. Enfin, j’ai répondu à vos questions sans jamais me tromper. Je le sais, puisque vous approuviez du chef chaque fois…

Aviendha foudroya les trois femmes du regard avant de continuer :

— Je canalise mieux que n’importe quelle Aielle en ce monde. Abandonnant les lances, j’ai pris avec bonheur une place parmi vous. Fidèle à mon devoir, j’ai agi sans jamais perdre de vue l’honneur. Et vous continuez à me punir ! Mais j’en ai assez. Si vous ne me dites pas ce que vous me voulez, renvoyez-moi !

Logiquement, les Matriarches auraient dû exploser de colère. Très déçues, elles auraient dû rappeler qu’une apprentie n’avait pas à discuter les ordres de ses supérieures. Au minimum, des punitions plus dures encore sanctionneraient ce moment d’insubordination.

Amys regarda ses deux compagnes.

— Ce n’est pas nous qui te punissons, mon enfant, dit-elle, pesant soigneusement ses mots. Ces châtiments, c’est toi qui te les infliges.

— Quoi que j’aie fait, se défendit Aviendha, ça ne mérite pas que vous me traitiez comme une da’tsang. En me faisant ça, vous vous couvrez de honte.

— Mon enfant, demanda Amys, les yeux rivés dans ceux d’Aviendha, rejettes-tu nos punitions ?

— Oui, je les rejette !

— Tu penses que tes enjeux sont aussi importants que les nôtres ? s’enquit Bair, une main volant devant son visage comme si elle voulait le masquer. Tu crois être notre égale ?

Leur égale ? pensa Aviendha, soudain paniquée. Je ne le suis pas. Il me reste des années d’études. Que suis-je en train de faire ?

Pouvait-elle reculer ? Implorer le pardon de ces femmes et assumer son toh ? Après, elle s’en retournerait auprès de ses seaux, en vidant un pour remplir l’autre. Oui, c’était le mieux à faire. Filer et doux et…

— Je ne vois plus de raisons d’étudier, s’entendit-elle dire. Si ces punitions grotesques sont tout ce qu’il vous reste à m’apprendre, j’ai assimilé ce qui comptait. Et je suis prête à me joindre à vous.

Aviendha serra les dents, s’attendant à un déchaînement de fureur incrédule. Pour qui se prenait-elle ? Tout ça parce que les propos ridicules de Min lui avaient tapé sur les nerfs ?

Soudain, Bair éclata de rire.

Un rire sacrément puissant, pour une si petite femme. Melaine imita sa collègue et se plia en deux d’hilarité. Pas trop, à cause de sa grossesse…

— Elle a mis encore plus longtemps que toi, Amys ! Je n’ai jamais vu une fille si têtue.

— Bienvenue, chère sœur, dit Amys, avec dans le regard une douceur inédite.

Aviendha crut avoir mal entendu.

— Pardon ?

— Tu es l’une des nôtres, désormais, dit Bair. Ou tu le seras très bientôt.

— Mais… j’ai défié votre autorité !

— Une Matriarche ne doit pas permettre à ses collègues de la dominer, dit Amys. Si elle arrive parmi nous en pensant comme une apprentie, elle ne sera jamais une vraie Matriarche.

Bair regarda Rand al’Thor, en grande conversation avec Sarene.

— Je n’avais jamais mesuré l’importance de notre façon de faire avant d’avoir l’occasion d’étudier les Aes Sedai. Chez elles, les plus humbles tendent la patte et implorent comme des chiots. Leurs « supérieures » les ignorent, comme si elles risquaient de se salir à leur contact. À se demander comment ces sœurs font à réussir de temps en temps quelque chose.

— Chez nous, il y a aussi une hiérarchie, dit Aviendha. Enfin, je crois…

— Une hiérarchie ? répéta Amys, perplexe. Certaines d’entre nous ont plus d’honneur que d’autres – le fruit de la sagesse, des actes et de l’expérience.

— Mais il est essentiel, intervint Melaine, un index levé, et même vital, que chaque Matriarche soit résolue à défendre son point de vue. Si elle croit avoir raison, pas question de se laisser mettre à l’écart, y compris par d’autres Matriarches, si sages ou âgées soient-elles.

— Aucune femme ne peut nous rejoindre sans avoir déclaré qu’elle y est prête, reprit Amys. Elle doit se sentir notre égale.

— Une punition n’en est pas vraiment une, sauf quand on l’accepte, ajouta Bair, toujours souriante. À nos yeux, tu es prête depuis des semaines, mais tu continuais à obéir comme une tête de mule.

— J’ai commencé à te croire trop orgueilleuse, mon enfant, fit Melaine avec un gentil sourire.

— « Mon enfant », c’est terminé, rappela Amys.

— Pas tout à fait, objecta Bair. Il reste une chose à faire.

Aviendha en resta sonnée. Ces femmes avaient dit qu’elle n’apprenait pas assez vite – apprendre à s’affirmer, voilà le sens caché qu’elle cherchait depuis le début.

Dans sa vie d’avant, elle n’avait jamais laissé personne la malmener. Mais ces trois femmes n’étaient pas n’importe qui. Des Matriarches, face à une humble apprentie.

Que serait-il arrivé si Min ne l’avait pas fait sortir de ses gonds ? Elle devrait la remercier, même si elle n’avait pas agi volontairement.

Il reste une chose à faire…

— Que dois-je encore accomplir ? demanda Aviendha.

— Aller à Rhuidean, répondit Bair.

Bien entendu ! Au cours de sa vie, une femme allait deux fois dans la plus sacrée des villes. Au moment où elle devenait une apprentie, et quand elle accédait au statut de Matriarche.

— Les choses seront différentes, cette fois, dit Melaine. Rhuidean a beaucoup changé.

— Ce n’est pas une raison pour tourner le dos à d’antiques coutumes, riposta Bair. La ville est ouverte, certes, mais nul n’est assez fou pour s’aventurer parmi les colonnes de verre. Aviendha, tu devras…

— Bair, coupa Amys, si ça ne te dérange pas, j’aimerais mieux le lui dire.

Bair hésita puis hocha la tête.

— Oui, bien entendu, ce n’est que justice. Nous allons te tourner le dos, Aviendha. Et nous ne te verrons plus jusqu’à ce que tu sois de retour de ton long voyage. Une sœur qui revient parmi les siennes…